dimanche 1 mai 2022

QUELLE ETHIQUE, QUEL PERFECTIONNEMENT DE SOI SPINOZA PROPOSE-T-IL ?

 A)      Introduction

L'éthique est le titre d'une des œuvres majeures de Spinoza, elle fonde son approche sur une métaphysique qui n'est autre qu'une physique puisque Dieu y est égal à la nature (« Deus sive natura »).

La nature ayant ses lois intangibles, l'éthique spinoziste nie logiquement le libre arbitre, c'est paradoxalement un enseignement de la nécessité absolue de type géométrique. On y trouve un ensemble de propositions qui se lient les unes aux autres par des règles mathématiques.

A priori, dans ce contexte on devrait penser que tout perfectionnement est impossible considérant l'absence de choix volontaire entre ce qui est bon et ce qui est mauvais.

Pour autant, il y a clairement une antinomie entre la notion d'éthique et celle de perfectionnement de soi si dans le même temps on réfute la notion de liberté voire même la notion de contingence.

Alors peut-on vraiment attendre un perfectionnement d'une éthique qui annonce que tout arrive par nécessité causale ?

Pour le savoir il faut examiner les points principaux de la doctrine spinoziste à savoir : le conatus, le rôle de la joie et de la tristesse sans oublier l’impact des passions.

B)      le conatus chez Spinoza

Le postulat de base de l'éthique est ni plus ni moins que l'invitation à être

Proposition VI du livre III : « chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être."(1)

C'est son essence qui va permettre de définir les valeurs morales et celles du bien qui appartiennent à chacun et sont par conséquent relatives.

L’expression « tout être fait effort pour persévérer dans son être », est une manière autre pour évoquer la notion de désir mais non du désir considéré sous l'angle d'un manque - tel que l'on peut le trouver chez Platon — mais du désir pulsionnel ou réactionnel repoussant ce qui est mauvais et recherchant ce qui est bon pour soi. Il s'agit d'une loi fondamentale du vivant et en général de tout ce qui existe matériellement.

La pierre résiste à l'érosion, le nouveau-né pleure pour attirer l'attention sur ses besoins, l'appétit est un signal du besoin de restauration, la peur nous évite bien des dangers etc., on pourrait multiplier les exemples où cette loi de la préservation de soi est reconnaissable entre mille ;

D'un point de vue éthique on retiendra une première réponse à la question du perfectionnement : le conatus nous porterait donc toujours vers un mieux-être que nous le voulions ou pas. D'autant que si la voie de ce mieux-être passe par une plus grande sociabilité, plus d'empathie ou plus de compassion, eh bien sans que nous ayons voulu quoi que ce soit nous serions destinés à nous améliorer bon gré mal gré.

 

En revanche malheureusement, de ce point de vue, Freud nous apprend dans « Au-delà du Principe de plaisir » que les êtres vivants et en particulier les êtres humains sont mus aussi par une pulsion de mort, une sorte de conatus inversé.

 

Freud a pu observer durant la première guerre mondiale comment il était assez facile de conduire des combattants à la « boucherie » sans provoquer forcément de rébellions. Mais plus généralement pour le thérapeute la question est : 

« D’où vient la destructivité des patients dépressifs, des toxicomanes, des pervers et des psychotiques, parfois poussée à l’extrême ? Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud propose une nouvelle hypothèse qui va plus loin et postule que le fonctionnement psychique de l’individu est régi par un conflit plus élémentaire que le principe de plaisir : le conflit fondamental entre une pulsion de vie et une pulsion de mort. Selon lui, la pulsion de mort dérive du besoin biologique de tout organisme de retourner à son état initial, inorganique » (2)

 Par conséquent, il est parfois difficile de considérer le conatus comme une loi fondamentale invariable du vivant qui n'aurait pas son pendant négatif dans un certain nombre de cas de figure. En psychologie aussi, on a trop longtemps considérer que le principe du plaisir était l'unique moteur de la psyché sans même voir à quel point certains de nos semblables semblent rechigner à la vie où n'aiment la vie que si elle est brève. L'instinct de mort (Tanatos) est incontestablement vrai même s'il ne semble pas dominer chez la grande majorité des sujets, ou s'il domine uniquement lorsque la souffrance est trop forte.

A)      La joie et la tristesse

Tout ce qui est susceptible d'augmenter notre puissance d'être, notre perfection, est qualifié de joie, au contraire tout ce qui est de nature à la diminuer est qualifié de tristesse.

Il s'agit des affects principaux. Tous les corps sont mus ou stoppés par d'autres corps. Cette interaction entre les corps signifie être affecté causalement par quelque chose ou quelqu'un d'où l'usage du terme « affect ».

Tous les affects particuliers peuvent être classés sous la catégorie de joie, s'ils nous font du bien ou classés sous la catégorie de tristesse, s'ils nous font du mal.

Par exemple, en gagnant une forte somme d'argent au jeu de hasard nous serons joyeux par suite d'un événement qui nous affecte positivement en accroissant notre richesse.

Au contraire en perdant une forte somme d'argent lors d'un procès, nous serons tristes par suite d'un événement qui nous affecte négativement en diminuant notre richesse.

Ce que nous ressentons est conscient de manière sensitive et émotionnelle c'est-à-dire de manière inadéquate, il s'agit d'idées confuses.

Les idées claires viennent, quant à elles, de la connaissance intuitive de la nature autrement dit de Dieu, elles sont adéquates. Elles sont des intuitions de l'âme (qui est une idée du corps) en agissant sur l'esprit mais pas sur le corps soumis au déterminisme de la nature. Nos affects sont des passions dans la mesure où nous n'avons aucun contrôle sur la manière dont elles se produisent et nous touchent.

Spinoza prétend que l'homme se croit libre parce qu'il voit les effets de ses actions mais sans en connaître les causes indépendantes de lui.

Si nous connaissions ces causes nous saurions que nous ne sommes pas libres eu égard à la nature, autrement dit à Dieu.

La libération des passions est donc possible par la connaissance des causes. Et comme chez Marc Aurèle dans « les pensées pour moi-même » il faut savoir nommer les choses de manière à leur rendre la place qui est la leur en les privant du pouvoir d'impressionner notre imagination de manière exagérée. Qu'est-ce que l'or sinon un métal qui brille !

 

On notera malgré tout que le principe de joie qui augmente la puissance d'être est un emprunt du philosophe à la culture juive ce qui n’est ni plus ni moins qu’une connaissance par ouïe dire selon la terminologie de Spinoza lui-même., Cette influence on la retrouvera bien après la mort de l’auteur de l’Ethique dans le courant du Hassidisme en Europe de l'Est, courant qui accorde à la communion joyeuse avec Dieu une importance fondamentale.

Or, les idées vraies chez Spinoza résultent de l'intuition de Dieu et non du reliquat de l'éducation fut-elle celle de Spinoza.

En effet, il distingue plusieurs formes de savoir :

·        la connaissance par ouïe dire ;

·        la connaissance par expérience vague ;

·        la connaissance rationnelle de l'entendement ;

·        la saisie intuitive de l'essence individuelle.

On observera donc avec étonnement qu’aux dires du philosophe en personne, seule l'intuition est en mesure de nous faire connaître des idées vraies. Dès lors, difficile de ne pas penser que la doctrine de l'éthique n'est pas en partie marquée un tant soit peu par l'ouïe dire avec ce que cela implique d'idées inadéquates ou tout au moins d'idées à vérifier.

 

D)     La libération des passions.


En se connaissant l'âme connaît Dieu mais pour se connaître elle doit passer par les affections du corps. Proposition XXIll : « l'âme se cannait elle-même qu'en tant qu'elle perçoit les idées des affections du corps." (3)  C'est un humanisme moniste où tout est dans tout.

Définition générale des affections : 

« Une affection, dite passion de l'âme, est une idée confuse par laquelle l'âme affirme une forme d'exister de son corps, ou d'une partie d'icelui, plus grande ou moindre qu'auparavant, et par la présence de laquelle l'âme elle-même est déterminée à pousser telle chose plutôt qu'à telle autre." (4)

L'homme désire de deux manières : soit sous l'effet d'une passion c'est-à-dire d'un affect où il est passif, soit sous l’influence de la raison autrement dit en tant qu'il est générateur d'affects, de ses propres affections.

Proposition LIX : « A toutes les actions auxquelles nous sommes déterminés par une affection qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans elle par la Raison. » (5)

Le privilège des actions menées sous la houlette de la raison est qu'il permet de chercher le plus grand bien présent et à venir pour nous, autrement dit nous permet d'affirmer notre puissance d’être tout en évitant l'impuissance.

Le bien n'est pas une valeur transcendante, c'est tout ce qui est de nature à procurer la joie. La vertu c'est le désir et seule la raison à la pouvoir de faire la discrimination entre ce qui est bon pour la vie d'avec ce qui lui est néfaste. Le souverain bien est la nature (ou Dieu qui est l'objet de connaissance absolu) dans la mesure où elle ne peut être contraire à notre constitution car le tout ne peut être hostile à la partie.

Ce n’est pas un ascétisme, l’éthique est favorable aux plaisirs modérés comme chez les épicuriens

 

L'homme libre se distingue de l'homme d'opinion par l'usage de la raison, certes il connaît le déterminisme de causes naturelles mais en quelque sorte il les surplombe à la manière dont Pierre Hadot décrit la vision d'en-haut. Il ne nourrit plus d'ambition et ne cherche plus de vaines gloires, il connaît sa valeur et ne recherche plus la reconnaissance d'autrui. Le sage recherche son utile propre comme celui des autres. Ce n'est pas un ermite.

Proposition XXXVII : « Le bien qu'appète pour lui-même est un suivant de la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et cela d'autant plus qu'il aura acquis une connaissance plus grande de Dieu.» (6)

On voit très bien ici, le rôle libérateur de la Raison mais en fin de compte on ne peut ignorer la contraction entre le pouvoir de la raison et le rejet du libre arbitre chez Spinoza.

Si tout est dans la nature, que cette dernière est déterministe et que Dieu n'a même pas de volonté propre, alors où est donc la libération ? Si l'homme par l'usage de la Raison est actif et créateur de causes libératoires cela voudrait-il dire que la nature n'est pas si déterminée que notre auteur le laisse entendre ?

E)      Conclusion

Nous nous demandions quels perfectionnements nous pouvions attendre d’une éthique déterministe.

En effet, si tout est déjà écrit dans la nature nous n’aurions strictement rien à faire ni à attendre qui ne soit déjà prévu ou prévisible de longue date.

Comme dans la théorie de Cournot le hasard ne serait que la rencontre de deux séries causales indépendantes. Et il ne semble pas qu’une éthique du mérite ou de la vertu soit possible puisque nos actes ne seraient pas imputables à notre volonté personnelle vu l’inexistence d’une cause libre (volonté ou hasard).

En revanche une éthique du savoir est tout à fait envisageable et même certaine car parmi les affects en général, il en est que Spinoza appelle des passions dont il prétend pouvoir se libérer par l’intuition de Dieu, c’est-à-dire la connaissance des lois de la nature ou la connaissance vraie.

Les passions sont considérées comme mauvaises à partir du moment où elles engendrent de la tristesse en diminuant notre pouvoir d’être.

Savoir ce serait donc apprendre à augmenter notre joie ou notre puissance d’être.

Ce qui est bon pour nous, tôt ou tard nous finirions par le vouloir aussi pour autrui de sorte que la morale est sauve. C’est une éthique cognitive du savoir être  pour savoir vivre.  



NOTES

(1) SPINOZA Baruch, « Ethique » in BOISSIEU Emmanuel, « Spinoza » cours Domuni L2, étape 5 page 2;

(2)  Quinodoz Jean-Michel, « Au-delà du principe de plaisir, S. Freud (1920g)  », dans :  Lire Freud. Découverte chronologique de l’œuvre de Freud, sous la direction de Quinodoz Jean-Michel. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2004, p. 209-219. URL : https://www.cairn.info/lire-freud--9782130534235-page-209.htm page consultée le 17/06/2021;

(3) SPINOZA Baruch, « Ethique » in BOISSIEU Emmanuel, « Spinoza », cours Domuni L2, étape 4 page 3;

(4) Ibidem, étape 5 page 4

(5) Ibidem, page 12

(6) Ibidem, page 12





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