dimanche 1 mai 2022

L'ETAT EST-IL L'ENNEMI DE LA LIBERTE

En ces temps de pandémie, le citoyen est confronté à des restrictions exceptionnelles qui amenuisent drastiquement ses libertés d’association ou de circulation qui sont pourtant garanties par la Constitution (loi fondamentale).

Ainsi l’Etat a mis temporairement en berne  la loi fondamentale qui est le socle juridique d’une société d’hommes et de femmes libres et égaux en droit.

Pour autant, la liberté est quelque chose qui ne se laisse pas entièrement définir par le droit ni enfermer par la loi, elle est au sens le plus large l’expression de choix personnels  ou de groupes sans contrainte d’une autorité ou d’un maître quelconque.

Alors que dans le même temps l’Etat est quant à lui l’expression la plus immédiate de la puissance publique exercée en vue de l’intérêt général par l’ensemble des structures politiques et administratives  chargées de la gestion nationale.  .

Aussi, la question est donc de savoir si l’Etat  peut être l’ennemi public autoritaire de la liberté tout en étant de concert son garant constitutionnel ?

Pour ce faire nous devrons interroger la notion d’intérêt général et regarder comment les choses se passent dans des milieux aussi opposés que la démocratie et le totalitarisme pour finalement tenter de résoudre le dilemme.

A. qu’est-ce que l’intérêt général dans la théorie  libérale classique.

C’est une fiction sensée figurer l’intérêt de tout un groupe ou de toute une communauté. Il y a de nombreux domaine dans lequel l’intérêt est en jeu : la sécurité, la culture, la santé ou encore l’enseignement mais, comme le nerf de la guerre c’est l’argent, il faut bien admettre que l’économie est au centre de toutes les attentions.  Il n’existe aucun indicateur qui pourrait représenter parfaitement l’intérêt général. Le PIB ou le taux de croissance ne sont que d’un très faible secours pour affirmer qu’une nation va bien ou que son état se dégrade. Le taux d’imposition moyen n’aide pas plus, car comme on le sait il y a des pays fortement imposés où les gens se déclarent heureux et des pays moins taxés où la morosité est dominante.

En fait l’intérêt général fait partie de ces indicateurs généraux qui ne représentent l’intérêt de personne en particulier. 

Dans la théorie classique libérale c’est l’intérêt particulier qui favorise l’intérêt général. Pour Adam Smith il y aurait une espèce de main invisible qui aurait pour effet de régulier tous les intérêts particuliers en vue du bien commun :

    « En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. »(1)

B. l’Etat c’est nous !

b.1. démocratie et liberté

Puisqu’il n’y a d’intérêt général qu’à partir des intérêts particuliers, c’est au peuple que revient la souveraineté.

En Europe occidentale il n’existe plus aucune Etat autre que démocratique, c’est-à-dire de pays dont le régime politique ne repose sur la volonté populaire, or le peuple est une hydre possédant des millions de têtes incapable de prendre une décision cohérente sans créer un chaos insurmontable. C’est pourquoi la démocratie directe est en pratique très difficile à mettre en place et a pris généralement la forme d’une démocratie représentative où chacun peut désigner son champion qui sera son délégué au parlement des élus de la nation. 

L’élu est donc celui qui défend principalement l’intérêt de ses électeurs et comme ces derniers ont des sensibilités différentes on retrouve dans la démocratie parlementaire des hommes et des femmes opposés par les opinions politiques de telle sorte que le parlement est scindé en une aile gauche et une aile droite.

Dans ce cas, l’intérêt général serait approximativement un compromis entre l’intérêt des uns et celui des autres sauf que si l’aile droite est mieux représentée que l’aile gauche ou inversement, la balance penchera tantôt d’un côté tantôt de l’autre. Pour les minoritaires il y a fort à parier que leur choix, c’est-à-dire leur liberté d’agir dans un sens plutôt qu’un autre sera mis en veille.

Donc, l’Etat de la démocratie parlementaire est un régime de nature à sauvegarder les libertés de certains tout en restreignant celles des autres avec en point d’orgue un intérêt général dont le curseur est quelques fois placé plutôt à droite, quelques autres fois plutôt placé à gauche au gré des élections successives.

Tout serait pour le mieux si ce système ne risquait pas en permanence la dérive et bien avant que le premier régime démocratique fut né Montesquieu (l’esprit des lois) avait déjà imaginé que le pouvoir devait s’autocensurer par le biais du principe  de division du pouvoir et de contre-pouvoir, principe que l’on retrouve actuellement dans la scission classique entre pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif.

Toutefois de nos jours, reconnaissons que ce palliatif est un cache-misère  car aucune personne de bonne foi ne peut prétendre sans naïveté à l’indépendance de la justice et encore moins à celui du législatif qui est aux ordres de l’exécutif, et ce pour lui donner les moyens de mener son programme politique. En réalité c’est l’exécutif qui tire les ficelles du jeu.

Les contre-pouvoirs ont trouvé refuge dans les média et les réseaux sociaux. L’opinion publique pèse considérablement dans la balance  au point de  devenir incontournable avant la prise de décision politique.

Encore une fois, ici aussi, il ne faut pas être naïf, si les média et les réseaux sociaux sont un réel contre-pouvoir, ils ne sont pas pour autant indépendant d’un autre pouvoir bien plus puissant : celui de l’argent.

En démocratie les libertés sont toujours acquises ou perdues eu égard à un rapport de forces entre des groupes constitués de personnes ayant un ou plusieurs intérêts communs. Au 19ème siècle, c’est ce qui amènera Karl Marx à conclure que la société est divisée en classes et que le moteur de l’histoire est la lutte des classes.  

b.2. totalitarisme et liberté

Il y a des Etats qui se réclament de la démocratie mais qui n’en ont que la façade. Par exemple, avant la chute du mur de Berlin la RDA (République démocratique d’Allemagne) représentait la volonté du peuple non au niveau d’une consultation des citoyens mais au travers d’un leader, d’un parti unique et d’un parlement fantoche, tous trois illégitimes (d’un point de vue représentatif) mais malgré tout censés être les plus au fait du bien commun. Ce genre de régimes sont de type idéologique parce qu’ils ont pour fondement un corpus d’idées critiques et une vision finaliste d’une société racialement pure ou d’une société communiste parfaite où l’Etat viendrait à se saborder lui-même. Il s’agit d’un centralisme pseudo démocratique que l’on peut taxer de totalitarisme (Annah Arendt nous apprend que ce terme aurait été inventé par Mussolini). Terme qui désigne en quelque sorte l’expression totale de la volonté du peuple (autrement dit la plus aboutie) par le biais des organes politiques du régime mis en place pour le bien de tous, avec au sommet de l’appareil d’Etat une figure centrale providentielle tel le « lider maximo », le « duce », le « führer » etc.

Il va sans dire que la liberté en tant qu’elle est l’expression d’un choix personnel est impossible dans ce contexte puisque la volonté de tous doit être conforme à l’idéologie. Toutes expressions d’opinion non conforme à la « vulgate » est passible des camps de redressement voire pire encore. 

       

C. La liberté ne dépendant pas de l’Etat

Pour autant restreindre ou interdire les libertés individuelles est-ce pour autant museler l’expression de la liberté en général ?

Jean-Paul Sartre déclarait en 1944 « jamais nous n’avons été aussi libre que sous l’occupation allemande» (2)

Est-ce à dire que le philosophe aurait été partisan du régime Nazi ? Pas le moins du monde ! Au contraire la conception de liberté sartrienne est ontologique et constitutive de la nature humaine, autrement dit aucun régime politique fut-il totalitaire ne pourrait par la force de sa coercition enlever à l’individu cette liberté subjective de choisir car l’homme n’a pas le choix. Partout et tout le temps il doit choisir même quand il pense qu’il renonce c’est parce qu’il a choisi de renoncer. Sous l’occupation allemande toutes les libertés constitutionnelles  avaient été niées et pourtant là encore le citoyen, s’il le voulait pouvait entrer en résistance non pas sans risque, bien sûr, mais bien au péril de sa vie.

Dans « l’existentialisme est un humanisme » Sartre déclare péremptoirement :

« Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore » (3)

D. l’Etat n’est pas le seul ennemi de la liberté !

 Tous les régimes, fussent-ils liberticides, se revendique de la liberté : « arbeit macht frei » (le travail rend libre)  peut-on lire aujourd’hui encore  à l’entrée du camp d’Auschwitz.

Est-ce à dire que la liberté est un miroir aux alouettes, et qu’en réalité toutes formes de société humaine, tendraient à rien moins que la coercition ? 

Au 18ème siècle, ce pessimisme fut déjà le fait de Jean-Jacques Rousseau: « L’homme est né libre, et partout il est dans les chaînes. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. " (4)

Pour mieux nous convaincre, on citera également  le bon mot de l’humoriste Coluche qui demandait quelle est la différence entre la démocratie et la dictature.

La dictature  prétendait-il, c’est l’injonction «ferme ta gueule » et la démocratie c’est l’invitation au « cause toujours ».  

Il n’est nulle besoin de convaincre quiconque que notre libre expression publique n’est pas sans risque. Sur internet nos vies privées s’étalent impudiquement sur les réseaux sociaux ce qui est de nature à renforcer le contrôle social. Autrement dit, chacun sait que le moindre avis laissé sur une page web peut être retenu contre son auteur à titre de diffamation ou délit de presse. Nous devons de plus en plus nous autocensurer en sorte d’avoir l’impression justifiée de vivre sous la surveillance permanente d’un immense Big Brother.  

En revanche, il faut bien admettre que l’Etat n’est pas toujours l’ennemi de la liberté mais qu’il lui arrive aussi de lui porter secours.  

Après l’attentat contre Charlie Hebdo, la population entière avec les élus de concert sont descendus dans la rue pour montrer que l’intolérance n’avait plus sa place dans la société française.  Tous les jours des manifestations peuvent avoir lieu autorisée par la garantie du droit de manifester qui est un droit constitutionnel. La grève légale n’est pas réprimée car elle est reconnue également. Les exemples de libertés dont nous profitons chaque jour pourraient s’inscrire dans une très longue liste. 

Alors pourquoi accuserait on l’Etat d’être l’ennemi de la liberté ? 

Tout d’abord la notion d’Etat est équivoque, si elle représente  en général l’incarnation de l’autorité, il faut aussi admettre qu’elle a de nombreuses autres significations. On parlera de l’Etat providence, d’Etat nation, d’Etat sécuritaire, de coup d’Etat, d’Etat fantoche ou bien encore d’Etat de droit etc.

En tant qu’Etat de droit, l’autorité est garante des libertés mais sous l’angle sécuritaire ou sanitaire l’Etat les restreint fortement même si elles sont constitutionnelles. Il y a donc une subtile alchimie entre les diverses acceptions du terme. 

Puisque nous ne pouvons pas prétendre à l’univocité de l’Etat, nous ne pouvons pas prétendre non plus qu’il est le seul ennemi de la liberté. 

A titre d’exemple, on pourrait tout aussi bien prétendre que la peur est l’ennemie de la liberté.  

En 1984, en pleine répression des grèves polonaises contre le régime communiste, et comme à plusieurs reprises d’ailleurs, le Pape Jean-Paul II lança l’injonction « n’ayez pas peur ». Ce qui a probablement été le premier coup de semonce contre un régime totalitaire moribond qui finira par entrainer plus de 10 ans après l’effondrement du Pacte de Varsovie et mettra fin à la Guerre froide. 

Parallèlement, on pourrait évoquer l’expérience de Milgram dite « expérience de soumission à l’autorité » par laquelle le psychosociologue démontre que tout homme ou femme placé en situation d’obéir à l’autorité d’une blouse blanche à un rapport variable au sens des responsabilités. Dans ce cas l’individu le plus libre est celui qui montre le plus grand sens des responsabilités, à ne pas confondre avec le sens du devoir qui aurait plutôt l’effet inverse.  

En réalité, il existe tellement d’ennemis de la liberté qu’il serait injuste de blâmer le seul Etat d’une faute très largement partagée car ne serions nous pas, nous aussi, l’ennemi de la liberté quand nous colportons des préjugés ou des théories du complot. 

Conclusion

Si l’Etat revendique le statut de garant des libertés il ne se fait souvent pas faute d’écorner LA liberté au sens le plus large qui est la faculté de l’homme à poser des choix existentiels. Ceci étant, si l’homme est condamné à être libre, sa liberté aura d’autant plus de valeur que le régime en place est coercitif.

D’ailleurs, on ne devrait jamais parler de l’Etat en général car il n’est pas possible de prétendre que l’Etat de droit est l’ennemi de la liberté, parce contre on peut franchement le dire de l’Etat totalitaire.

Et si l’Etat c’est nous (démocratie) alors nous devrions faire un examen de conscience pour savoir si nous ne sommes pas nous aussi, pris individuellement les ennemis de la liberté (peur, préjugé, complotisme, etc.)

NOTES 

[1] SMITH Adam, « Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations », traduit par Germain Garnier à partir de l’édition de 1843, Editions Flammarion, Paris 1843, p. 245

[2] SARTRE Jean-Paul, « La République du silence. », article paru dans les Lettres françaises en septembre 1944

[3] SARTRE Jean-Paul, « l’existentialisme est un humanisme », collection folio essais, éditions Gallimard,1996, p 63

[4] ROUSSEAU Jean-Jacques, « Du contrat social », collection les intégrales de philo, Edition Nathan, 1988, p 31 

BIBLIOGRAPHIE

 

LIVRES 

  1. SARTRE Jean-Paul, « l’existentialisme est un humanisme », collection folio essais, éditions Gallimard,1996;
  2. ROUSSEAU Jean-Jacques, « Du contrat social », collection les intégrales de philo, Edition Nathan, 1988;
  3. SMITH Adam, « Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations », traduit par Germain Garnier à partir de l’édition de 1843, Editions Flammarion, Paris 1843

 

PUBLICATION

  1. SARTRE Jean-Paul, « La République du silence. », article paru dans les Lettres françaises en septembre 1944.

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