mardi 3 mai 2022

Bergson : explication de texte

 

« C'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir — une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité — et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression.
Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d'« avant », et d'« après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur.
 Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent.
Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront pris de vertige, Ils sont habitués a la terre ferme : ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout passe, rien n'existe : et que si la réalité est mobilité elle n'est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses — Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaitra bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d'une fixité qui n'est qu'un arrangement éphémère entre des mobilités. »

La perception du changement, Paris, PUF, 1959, p 166.



 A)     INTRODUCTION

Le texte a pour sujet la durée comme concept du temps. Il s'agit pour l'auteur de faire la distinction entre le temps ordinaire spatialisé et le temps « continu » qu'il nomme la durée. Sa thèse est que le temps en qualité de donnée immédiate de la conscience ne se présente pas sous la forme d'un avant et d'un après juxtaposés. La première partie du texte rappelle que ce sujet a été traité en profondeur dans d'autres textes (lignes 1 et 2). Ensuite l'auteur constate que si d'aucuns voient dans la notion de durée réelle un concept mystérieux, au contraire, cela est très clair : durée = temps indivisible (fin de la ligne 2 jusqu'à ligne 5). La perception immédiate de la durée par la conscience n'est pas une succession d'avant et d'après (fin ligne 5 jusqu'à ligne 7). Concrètement, l'exemple pris par l'auteur est celui de la musique où c'est la continuité indivisible de la mélodie qui rend possible l'impression de succession (fin ligne 7 jusqu'à ligne 10). Et l'explication donnée à ce phénomène est que l'auditeur découpe la musique en y apposant des images spatiales ce qui introduit de la succession dans la simultanéité mélodique (ligne 11 à début ligne 14). Toutefois, Bergson admet que l'homme se place d'ordinaire dans le temps spatialisé (ligne 14 à 15). Cette habitude ne saurait occulter la trame de la durée réelle dans laquelle viennent se succéder les changements subjectifs et objectifs (lignes 16 à 17). Il en conclu que la mobilité est la trame même de la réalité ; ce ne sont pas les choses qui changent (lignes 18 à 20). En s’adressant à ceux qui penseraient que si tout passe rien n’existe Bergson se veut rassurant (lignes 21 à début 26). Le changement est le plus substantiel et le plus durable, sa solidité dépasse de loin la fixité des arrangements éphémères entre des mobilités (lignes 26 à 29).

 

B)      DEVELOPPEMENT

Le texte bergsonien de référence, qui est probablement le premier sur la question de la durée, est « Essai sur les données immédiates de la conscience », dans lequel il exprime déjà l’idée que « nous projetons le temps dans l'espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d'une ligne continue ou d'une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. »[1]. On pourrait également citer « Durée et simultanéité » qui fut initié lors d’une critique de l’espace-temps formulé par la théorie de la Relativité, ou bien encore « L’évolution créatrice ».  Ce que l’auteur de ces trois œuvres nous rappelle ici  est que la durée est indivisible contrairement à ce que nous croyons savoir du temps. Le temps est une valeur qualitative et non pas quantitative, il ne se mesure pas. Notons au passage que si cette affirmation peut être attribuée à une approche subjective de la conscience il n’en va pas de même lorsque la question est abordée d’un point de vue objectif et c’est probablement l’origine d’une polémique qui aura eu lieu entre Bergson et Bachelard. En effet, nous dit Olivier Perru dans son cours d’Epistémologie page 5, « Bergson part du monde de l’expérience intérieure du philosophe ou du spirituel, monde foisonnant de  vie, créatrice, intentionnellement victorieuse du mal et du néant. (…) Bachelard part du monde physique en tant qu’objet d’étude du physicien. »[2] . Et c’est bien de cela qu’il s’agit, Bergson parle effectivement de la perception immédiate de la durée par la conscience ; autrement dit, il « spécule » à partir d’un point de vue subjectif où il ne peut être question d’avant et d’après, la conscience est en quelque sorte un continuum, une totalité avant que l’on puisse y distinguer des parties.

A l’appui de cette théorie intuitive, notre auteur prend l’exemple de la musique. Quand nous écoutons une mélodie nous ne faisons apriori aucune séparation entre les notes, elles sont pour l’auditeur unies, pleines et entières sans aucune partie à distinguer ; mais il y entre nous et notre conscience comme un voile qui nous distancie de cette « vision » intérieur première, de cette intuition immédiate qui nous renvoie vers ce qu’Aristote détermine comme le propre de l’homme, à savoir la raison discriminante. Ainsi cette dernière sous forme d’intelligence distingue dans la musique ce que la conscience immédiate perçoit  sans distance ni séparation. Si nous écoutons et pouvons, pour les meilleurs d’entre nous, distinguer des notes, des silences et des accords, autrement dit des avants et des après, c’est que nous avons parfois avec beaucoup de peine appris le solfège. L’exemple de la musique est très parlant mais Bergson a également utiliser ailleurs dans son œuvre un exemple plus évocateur encore, celui du 7ème art. Nos yeux voient le monde en mouvement sans interruption ni césure mais quand le cinématographe filme ce que notre regard saisi immédiatement, il le fixe sur une pellicule déroulée ensuite avec un projecteur en 24 images (ou plus) par seconde, et ce pour reproduire mécaniquement le mouvement discontinu que nous observons naturellement en continu. De même l’intelligence se saisi de l’intuition en la découpant en autant d’images fixes que nécessaire pour reproduire le mouvement.  L’intelligence fait preuve d’artifice et nous devrions, dit Bergson, « renoncer aux habitudes cinématographiques de notre intelligence. »[3]. Pour reprendre la question de la musique là où nous l’avons laissé, Bergson affirme que la succession mélodique intervient dans notre esprit par superposition sur la ligne mélodique d’images de nature spatiales, phénomène ayant pour effet de mettre de la succession là où la conscience ne perçoit que de la simultanéité, c’est-à-dire un phénomène auditif non décomposable apriori. 

Si les données immédiates de la conscience sont une chose, il faut bien admettre que l’homme ordinaire, que nous sommes tous, a tendance à vivre non pas de manière directe mais plutôt de manière décalée par rapport à la réalité de ses perceptions, et en l’occurrence le temps spatialisé prend purement et simplement la place de la durée indivisible dans la représentation mentale que le commun d’entre nous a du temps. Il est pour lui question de minutes, d’heures, de semaines, d’années etc. Il s’agit, du point de vue bergsonien, d’une habitude presque d’un automatisme qui ne peut cacher l’intuition de la durée. Par exemple si nous déposons un morceau de sucre dans un verre d’eau nous pourrions dire qu’il faut attendre 5 minutes (= changement objectif) pour voir disparaître le carré de sucre dans l’eau ; mais cela est un calcul apostériori plaqué sur un temps vécu non mesurable subjectivement car pour certains individus ces 5 minutes seront une durée longue alors que pour d’autres il s’agira d’une durée courte (= changement subjectif variable ressenti). Et pourtant objectivement 5 minutes est égal à 300 secondes ce qui n’a en soit aucune valeur qualitative plus ou moins courte ou plus ou moins longue. Or, la durée est un temps qualitatif et non pas quantitatif comme l’est le temps spatialisé.  Ce dernier est celui que l’on décalque sur un espace. De la sorte, si l’on dit qu’il faut 5 minutes pour voir les cristaux de sucre disparaître plongés dans un liquide c’est en raison du déplacement de la petite aiguille de notre montre qui aura parcouru la distance d’un 1/12ème du cadran où elle tourne en rond. Il n’y aurait donc pas de connexion entre le temps réel (la durée) indivisible et l’espace divisible en une infinité de parties (temps spatialisé). Autrement dit, le temps véritable n’a pas besoin de l’espace, la mobilité serait la trame du réel et si les choses changent ce n’est pas en raison de propriétés physiques propres aux objets mais bien parce qu’elles sont dépendantes du temps réel et du mouvement. A cet égard Bergson a très probablement puiser sa réflexion sur le temps à partir de la différence établie depuis Descartes entre la « res cogitans » (l’esprit) et la « res extensa »(le(s) corps), mais il a inversé l’ordre de ce principe métaphysique. L’Esprit ou la pensée chez Descartes se rattachent  in fine à des principes immuables (comme 2 +2 font 4) alors que les corps (ou la nature) c’est le mouvement autrement dit le mouvement est une propriété des corps physiques . Au 17ème siècle cette affirmation n’était pas très audacieuse, il suffit de penser que chez Aristote la nature (ou la physique) c’est le mouvement et que la métaphysique se rapporte aux principes et aux causes immuables.       

Cette inversion de l’ordre métaphysique où le mouvement est premier et constitutif du réel pourrait laisser penser, comme il l’écrit dans le texte, « que si tout passe rien n’existe » vraiment.  Mais pas de panique ! Bergson se veut rassurant.  Cela nous renvoie à la question Leibnitzienne « pourquoi quelque chose existe plutôt que rien ». A toute chose il faut une raison suffisante et si quelque chose existe c’est qu’il y a une cause première – appelons là comme on voudra. En revanche, chez Bergson il ne peut pas y avoir de cause première parce que le principe de cause à effet signifie divisibilité d’un enchaînement des choses donc du temps. Comme il le dit le temps est durable il dépasse de loin la fixité transitoire des arrangements éphémères (-causal?)  Le temps est la substance même des choses. Le temps en qualité de durée c’est l’esprit lui-même qui est intrinsèquement toutes choses et n’en est donc pas la cause ni première ni seconde.

C)      CONCLUSION

Dans toute l’œuvre de Bergson le concept de durée est une notion transversale et fondamentale, on ne peut la comprendre autrement. Ce n’est pas une notion mystérieuse mais le temps considéré d’un point de vue subjectif c’est-à-dire comme une donnée immédiate de la conscience où il n’y a pas d’avant et d’après. L’exemple pris dans le texte est la musique qui ne serait pour la conscience qu’une succession de simultanéités indivisibles, un continuum pour l’auditeur. C’est à partir du moment où ce dernier y plaque des images spatialisées qu’il peut y distinguer des notes et des accords. A cause de l’intelligence l’homme ordinaire vit principalement dans le temps divisé en unités de mesure spatiale. Mais la trame du réel c’est la durée et non le mouvement physique. Le temps réel est constitutif des choses il est la substance de l’être existant, ce qui revient à considérer que la métaphysique chez Bergson ce ne sont pas des causes et des principes immuables mais au contraire elle est mouvement même que classiquement Aristote attribuait à la nature physique.       



[1] BERGSON Henri, « Essai sur les données immédiates de la conscience » Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris : Les Presses universitaires de France, 1970, 144e édition, p 43

[2] PERRU Olivier, « Epistémologie », cours Domuni Universitas p 5.

[3] BERGSON Henri, « L’évolution créatrice », Quadrige Grands Textes, Editions PUF, 2007 P312

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