Pour nous une substance est une matière dont le tableau
périodique de Mendeleïev permet de déterminer les substrats atomiques allant
des éléments les plus légers aux plus lourds. De la combinaison de ces derniers
résulte les molécules et toutes les matières connues. Mais chez les Anciens une
substance n’est pas à proprement parler la matière telle que nous la concevons
de nos jours (sauf chez Démocrite et les Epicuriens qui étaient déjà des
atomistes).
Il nous reste dans le langage quelques reliquats de cette
conception révolue de la substance, ainsi ne parle-t-on pas d’extraire la
substantifique moelle d’un raisonnement pour dire qu’il faut aller à
l’essentiel. D’ailleurs, le mot français substance provient du latin qui est
une traduction du grec Ousia traduit également par le terme essence[1].
L’Ousia, l’essence et la substance sont donc une trilogie de
même nature. On peut également assimiler l’ousia à l’être des choses. Mais quoi
qu’il en soit quand des philosophes par exemple du 17ème siècle, et je pense en
particulier à René Descartes, définissent la pensée comme étant une chose
pensante (res cogitans) ils ne font que se conformer aux anciens
usages de la langue car la « res cogitans » n’est rien d’autre que la
substance de la pensée c’est-à-dire n’importe quelle pensée au sens
le plus large.
Dans les catégories d’Aristote la substance est
« ce qui n'est ni dans un sujet, ni ne se dit d'un sujet, par
exemple, tel homme donné, tel cheval donné[2] ».
Il y a donc une substance de l’homme comme il y a une substance du cheval qui
sont l'une comme l'autre différentes. On sait parfaitement aujourd’hui qu’il
n’existe pas une essence humaine ou chevaline mais une phylogenèse de l’espèce
humaine appartenant toujours à la catégorie des primates et plus
généralement des mammifères, et encore plus généralement à l’ordre des êtres
biologiques. En ce qui concerne les chevaux on peut également remonter l'arbre
généalogique en sorte que les humains et les équidés se trouveront un ancêtre
commun. Pour nous l’essence humaine n’est qu’une spécificité évolutive mais
jamais un substrat.
Au fond la substance des
anciens n’est que le plus petit commun dénominateur d’un ensemble
d’êtres de même catégorie. Ce plus petit commun dénominateur est toujours
inconnu et invisible nous n’en connaissons que les accidents, c’est-à-dire les
qualités. Du lait il m’est permis de dire qu’il est blanc, liquide et crémeux
mais je n’en connais pas à proprement parler la substance qu'il faut entendre
comme ce qui est en dessous ou qui soutient le blanc, le liquide ou le crémeux.Mais peut-on dire que la substance du lait de brebis et du lait de vache sont de même essence ?
Oui et non !
Oui, dans la mesure où c'est du lait et rien que du lait fut-il issu d'espèces animales différentes.
Non, justement parce qu'ils sont de provenance d'animaux différents et n'ont pas les mêmes compositions.
Et qu'en est-il du mélange mélange des deux sortes de lait ?
On devrait à mon avis parler d'une substance hybride si l'expression est permise.
Au vingtième siècle Jean-Paul Sartre a utilisé une formule aujourd'hui connue dans le monde entier "l'existence précède l'essence", autrement dit nous devenons ce que nous avons fait et deviendrons ce que nous faisons. Je suis maçon parce que je pratique la maçonnerie, musicien pour avoir pratiquer la musique, avocat pour avoir appris le droit et la plaidoirie etc, etc.
Dans ce contexte, l'essence ou substance est inversée elle est le résultat de nos vie et non sa cause. aussi, le philosophe de Saint Germain des Prés utilisait cette expression uniquement à titre individuelle, c'est-à-dire que chaque personne crée son essence mais nulle part il ne parle de créer son essence humaine en général.
Ce pas vers le général et le global va être franchi par Simone de Beauvoir, qui utilisera une formule tout aussi célèbre que celle de son compagnon : "on ne naît pas femme, on le devient", autrement dit être de sexe féminin ne fait pas de la jeune fille une femme, il faut qu'elle soit formatée par la culture pour tenter de correspondre à un modèle de personne que la famille et la société attend d'elle.
Dans son essai "le deuxième sexe" de Beauvoir fait œuvre d'érudition en illustrant son propos d'exemples innombrables à travers l'histoire et la géographie montrant comment les sociétés traditionnelles se sont toujours organisées pour tenter de définir ce qu'est une femme, sans qu'il n'y ait derrière tout cela un substrat biologique.
La méthode du "Castor", ainsi l'appelait Sartre, est une méthode inductive car en multipliant les exemples qui ont tous un ou plusieurs dénominateurs communs elle est parvenue à formuler une loi générale "on ne naît pas femme, on le devient".
Bien longtemps après la querelle des universaux, Sartre "dézingue" le nominalisme, et de Beauvoir le réalisme.
Il n'y a dans l'existentialisme ni substance ou essence individuelle singulière, ni substance ou essence générale universelle autrement que par une construction abstraite personnelle ou historico-culturelle.
[1] « Le
terme d’essence signifiant proprement « ab esse essentia », l’être, dans sa première
dénotation (…) en second lieu (…) le mot d’essence a presque perdu sa première
signification, et au lieu de désigner la constitution réelle des choses, il a
presque été entièrement appliqué à la constitution artificielle du genre et de
l’espèce (..) l’essence de chaque genre ou espèce vient ainsi à n’être autre
chose que l’idée abstraite, signifiée par le nom général ou spécifique (…) Il
ne serait pas mal, à mon avis de désigner ces deux sorte d’essences par deux
noms différents et d’appeler la première [essence, n.d.r.] réelle, et l’autre
essence nominale. »
John Locke « Essai philosophique
concernant l’entendement humain », p 316.
[2] « La
première signification de la substance que nous examinerons est celle d'(…) ou
sujet ; en effet, « c'est lui qu'il faut avant tout définir, dit Aristote, car
il semble que c'est surtout le sujet premier qui est substance ». Que signifie
cette expression « sujet premier », plus d'une fois utilisée par Aristote pour
définir la substance ? « Le sujet est ce dont le reste est affirmé, mais qui
n'est plus lui-même affirmé d'un autre sujet »
Madeleine van Aubel. "Accident,
catégories et prédicables dans l'œuvre d'Aristote". In: Revue
Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 61, n°71, 1963. Page 368
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