mardi 3 mai 2022

KIERKEGAARD: UNE PHILOSOPHIE ANTISYSTEMATIQUE

 

A)     Introduction

Kierkegaard vécu durant la première moitié du 19ème siècle au moment même où la révolution industrielle naissait en Angleterre pour se répandre progressivement à l’Europe entière.

C’est également l’époque du triomphe de la pensée Hégélienne. Merleau-Ponty lui rendra hommage en ces termes « Hegel est à l'origine de tout ce qui s'est fait de grand en philosophie depuis un siècle — par exemple du marxisme, de Nietzsche, de la phénoménologie et de l'existentialisme allemand, de la psychanalyse.[1] »

Mais cette grandeur intellectuelle hégélienne n’est pas sans poser question à Kierkegaard qui n’hésitera pas à écrire à propos de son époque « on craint (…) si on quitte Hegel, de perdre même la possibilité de recevoir une lettre (…) il est désespérant d’être un homme particulier.[2] »

Alors, qu’est-ce donc qui  permet à Kierkegaard d’opposer la pensée triomphante de Hegel à l’homme particulier ?    

Pour répondre à cette question il faudra examiner d’abord à grands traits l’apport hégélien à la pensée philosophique du 19ème siècle et voir ensuite comment cet apport a pu phagocyter la pensée chrétienne authentique au grand désespoir de Kierkegaard.

B)      Le système de la dialectique hégélienne ou le « point de vue de Dieu »

La dialectique existe depuis la Grèce antique, ainsi tous les textes « dialectiques » de Platon ont pour but de définir une idée ou un concept. Le plus souvent Socrate s’interroge, par exemple, sur la définition de la vertu ou de la justice non pas dans un monologue, mais dans un échange à plusieurs interlocuteurs qui recherchent ensemble, étape par étape, à reconnaître ce qui est vrai tout en réfutant ce qui est manifestement incorrect. C’est ce qui permet à Socrate d’affirmer « je sais que je ne sais rien » sous entendant qu’ensemble il est permis d’espérer atteindre un certain niveau de savoir dans un effort de recherche commune, même si au final le seul vrai savoir provient de la réminiscence.

Cependant, méthodologiquement la dialectique va évoluer rapidement et déjà chez Aristote la dialectique ne prend plus la forme du dialogue mais celle du syllogisme probable ou certain. Comme dans le dialogue, sans qu’à proprement parler il y ait d’interlocuteurs, on a deux affirmations, en l’occurrence deux prémisses, desquelles il faut extraire une conclusion soit certaine (syllogisme scientifique) soit vraisemblable (syllogisme dialectique).

A ce stade, la logique dialectique est très affirmée, il s’agit d’une logique déterministe. Dans les principes de la métaphysique, Aristote pose le principe de non contradiction, autrement dit  A est différent de non A, mais aussi il pose le principe d’identité, soit A est A.

2300 ans plus tard, au 19ème siècle, la dialectique va encore évoluer vers ce que d’aucuns appellent une forme héraclitéenne de la dialectique en ce sens où Hegel va garder la forme du syllogisme mais en évacuant le principe d’identité et de non contradiction.

Quelle est donc l’innovation de Hegel à ce sujet ?

En lointain disciple d’Héraclite, Hegel considère que le réel est mouvant, qu’il est en évolution permanente, il inclut toutes les transformations qui ne sont pas simplement des translations dans l’espace mais comprennent aussi le vieillissement, la mort et le renouvellement.

Si avec la logique classique on peut faire l’addition suivante : une chenille, plus une chenille est égal à deux chenilles, dans la logique hégélienne l’addition deviendrait plutôt une chenille, plus une chenille est égal à deux papillons.

L’innovation du système prend en compte le passage ou la métamorphose d’un état en un autre état de telle sorte que le principe d’identité et de non contradiction vole en éclat.

Les évolutions dialectiques de ce système sont multiples :

-          Le syllogisme est conservé sous la forme du passage de l’universel au particulier puis vers le singulier sous la forme U->P->S (l’ordre est interchangeable);

-          Par rapport à Kant le noumène n’est plus réputé inconnaissable c’est-à-dire que le pour soir et l’en soi doivent se rejoindre à un moment donné dans ce qu’il nomme l’en soi pour soi ;

-          On fait table rase du dualisme, il n’y a plus de hiatus dans le réel ;

-          La pensée et l’être se rejoignent ;

-          La dialectique se présente sous la forme de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse ;

-          La raison est un chemin ou une voie à suivre ;

-          Le Tout est la vérité ;

-          La vision du monde est moniste et holistique ;

-          La négation ou le mal ne sont plus considérés comme des éléments à exclure mais sont des éléments de médiation et de transformation ;

La conséquence inéluctable de telles évolutions est la relativisation de la notion de mal et même de la notion de religion qui finalement doit être comprise et éclairée philosophiquement par le savoir absolu.

Au 20ème siècle, mais encore de nos jours cette forme de pensée globale est omniprésente sans même que nous nous en rendions compte. En sociologie et en psychologie, avec l’école de Palo-Alto (l’analyse systémique où il est question des relations entre personnes et non de connaître les personnes) et en écologie aussi (les notions d’imbrication et d’équilibre des écosystèmes).

Un système se définit actuellement non comme l’addition de ses constituants mais comme la résultante des interactions entre ses constituants.

On voit à quel point la partie ne fait pas le poids face à la totalité, néanmoins quand cette partie est de nature humaine, lorsqu’il est question de personnes et non de choses on peut comprendre qu’il y ait eu dès l’origine des réticences et des oppositions à la pensée systématique surtout après ce que l’histoire a nommé le totalitarisme et dont Hannah Arendt a tenté de rendre compte à travers son œuvre.            

C)      La subjectivité immanente et la transcendance de Dieu

c.1 le contexte

Kierkegaard avait 18 ans quand Hegel mourut tragiquement emporté par une épidémie de peste durant l’année 1831, or comme on l’a déjà évoqué dans l’introduction, Hegel de son vivant était très célèbre mais aussi considéré comme le plus grand philosophe de son temps.

A Copenhague, le climat hégélien était véritablement perceptible y compris dans la pensée religieuse de l’église luthérienne d’Etat représentée par l’évêque et théologien Mynster.

On peut considérer sans grand risque de se tromper que parmi les éléments déclencheurs de l’opposition de Kierkegaard à la pensée systématique il y a justement le succès de l’hégélianisme  dans la société danoise et plus particulièrement aussi son succès dans la pensée chrétienne nationale danoise.

Pour le jeune Soren, être chrétien c’est être en mesure de saisir le mystère de l’incarnation. Pour lui, et il ne changera pas sur ce point jusqu’à la mort, la religion est révélée à l’homme. Le tout n’est pas la vérité. Cette dernière est d’origine surnaturelle, car on ne peut pas adopter un point de vue holistique sur le transcendant en sorte que l’on usurperait pour le dire ainsi la vision de Dieu sur le monde.

Kierkegaard ira jusqu’à taxer la philosophie hégélienne de panthéisme puisque Dieu ne s’y distingue pas de la totalité, et pour le système c’est toujours à la lumière de la totalité que l’on doit interpréter la religion. Donc Hegel commettrait en quelque sorte un blasphème.

c.2 l’existentialisme

On dit de Kierkegaard qu’il est le père de l’existentialisme parce qu’il aurait été l’initiateur de l’intériorité en philosophie autrement dit, comme l’exprimera Merleau Ponty, « la subjectivité au sens de Kierkegaard n’est plus une région de l’être mais la seule manière fondamentale de se rapporter à l’être, ce qui fait que nous sommes quelque chose au lieu de survoler toutes choses dans une pensée « objective »qui finalement ne pense vraiment rien »[3].

Chez note auteur, la question du MOI n’est plus une question objective comme celle de res cogitans chez René Descartes ou bien celle du moi transcendental chez Emmanuel Kant, moi qui accompagnerait toutes les représentations de la raison. Non c’est fini, maintenant la question change de terrain d’expression, ainsi on ne cherche plus à savoir ce QU’EST-CE QUE LE MOI mais QUI EST LE MOI ;  le moi devient une personne et il n’est pas étonnant dans cette recherche que le danois utilise des figures humaines comme celle de Don Juan ou celle du juge Wilhem.

Le moi existant du philosophe chrétien se caractérise par le pathos, la passion, c’est-à-dire qu’il ressent les choses au sens de la passion du Christ, autrement dit il souffre. Son premier état indistinct est celui de l’angoisse indéfinie dont la cause est à chercher du côté de sa nature partagée entre l’animal, le rationnel ou le spirituel. L’humain est écartelé entre deux conditions.

« L’apparition même de l’angoisse est le centre de tout le problème. L’homme est une synthèse d’âme et de corps. Mais cette synthèse est inimaginable, si les deux éléments ne s’unissent dans un tiers. Ce tiers est l’esprit.[4] »

Pour autant, c’est la subjectivité (et non le tout) qui est la vérité aux yeux de notre auteur, il rejette la définition classique de l’adequatio intellectus et rei c’est-à-dire la concordance entre la pensée de la chose et la chose elle-même (=vérité scientifique). La vérité vient se surajouter au réel, elle est de l’ordre de la révélation.

Seul un être existant peut saisir cette révélation d’où l’importance de la figure d’Abraham  reconnu comme premier croyant.

 

D)     Conclusion

Note sujet était de savoir en quoi Kierkegaard propose une philosophie antisystématique et pour cela nous avons ciblé immédiatement le systématisme hégélien en expliquant quels en sont les ressors et en quoi il propose purement et simplement un nouveau paradigme de la pensée philosophique celui du TOUT. Nous avons écrit que cette pensée est une forme de moniste par opposition au dualisme traditionnel que l’on retrouve partout dans la philosophie moderne à partir de Descartes.

A cela Kierkegaard oppose l’homme particulier ! Mais qu’est-ce donc qui  permet à Kierkegaard d’opposer la pensée triomphante de Hegel à l’homme particulier ? 

Pour notre auteur c’est l’homme existant qui est la vérité et cet homme existant il l’incarne dans de nombreuse figure Don Juan, Le juge Wihlem, Abraham ou Jésus-Christ. Si Dieu s’est fait chair en la personne de Jésus-Christ, s’il s’est même abaissé par amour à notre condition en vue de notre salut à venir, Dieu reste Dieu et l’homme une créature de Dieu.

Le Christianisme et plus généralement le Judéo christianisme est irréductible à une totalité qui s’expliquerait de soi-même via une dialectique du dépassement des contradictions (thèse/antithèse/synthèse). L’homme particulier à reçu la révélation de la vérité qu’il porte en lui par conviction ou qu’il rejette s’il ne la croit pas authentique. Seul donc l’homme est témoin d’une vérité transcendante. Il ne peut que la rapporter mais pas l’expliquer comme le fait Hegel dans son long périple vers le savoir absolu.

Pour Kierkegaard, dans le réel, il y a un hiatus, une rupture dualiste qu’il n’est pas possible de combler au moyen d’un système englobant les contractions.  

 



[1] MERLEAU PONTY, M., « L'existentialisme chez Hegel », in Sens et Non-Sens, Paris, Nagel, 1966, p. 109, p. 110.

[2] KIERKEGAARD, S., « Post-scriptum aux miettes philosophique », p 239 in Boissieu, E ., « Kierkegaard : une philosophie en quête du Christ », cours Dommuni Universitas, Etape 1, p. 3.

[3] MERLEAU PONTY Signes Folio Essais, in BOISSIEU, E ., « Kierkegaard : une philosophie en quête du Christ », cours Dommuni Universitas, Etape 2, p. 2.

 

[4] KIERKEGAARD, Soren, Le concept d’angoisse p 204, in BOISSIEU, E ., « Kierkegaard : une philosophie en quête du Christ », cours Dommuni Universitas, Etape 2, p. 6.

 

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