A)
Introduction
Kierkegaard vécu durant la première moitié du 19ème siècle au
moment même où la révolution industrielle naissait en Angleterre pour se
répandre progressivement à l’Europe entière.
C’est également l’époque du triomphe de la pensée Hégélienne. Merleau-Ponty
lui rendra hommage en ces termes « Hegel
est à l'origine de tout ce qui
s'est fait de grand en philosophie depuis un siècle — par exemple du marxisme,
de Nietzsche, de la phénoménologie et de l'existentialisme allemand, de la
psychanalyse.[1] »
Mais cette grandeur intellectuelle
hégélienne n’est pas sans poser question à Kierkegaard qui n’hésitera pas à
écrire à propos de son époque « on
craint (…) si on quitte Hegel, de perdre même la possibilité de recevoir une
lettre (…) il est désespérant d’être un homme particulier.[2] »
Alors, qu’est-ce donc qui permet à Kierkegaard d’opposer la pensée
triomphante de Hegel à l’homme particulier ?
Pour répondre à cette question il
faudra examiner d’abord à grands traits l’apport hégélien à la pensée
philosophique du 19ème siècle et voir ensuite comment cet apport a
pu phagocyter la pensée chrétienne authentique au grand désespoir de
Kierkegaard.
B)
Le système de la dialectique hégélienne ou le
« point de vue de Dieu »
La dialectique existe depuis la
Grèce antique, ainsi tous les textes « dialectiques » de Platon ont
pour but de définir une idée ou un concept. Le plus souvent Socrate s’interroge,
par exemple, sur la définition de la vertu ou de la justice non pas dans un
monologue, mais dans un échange à plusieurs interlocuteurs qui recherchent
ensemble, étape par étape, à reconnaître ce qui est vrai tout en réfutant ce
qui est manifestement incorrect. C’est ce qui permet à Socrate d’affirmer
« je sais que je ne sais rien » sous entendant qu’ensemble il est
permis d’espérer atteindre un certain niveau de savoir dans un effort de
recherche commune, même si au final le seul vrai savoir provient de la
réminiscence.
Cependant, méthodologiquement la
dialectique va évoluer rapidement et déjà chez Aristote la dialectique ne prend
plus la forme du dialogue mais celle du syllogisme probable ou certain. Comme
dans le dialogue, sans qu’à proprement parler il y ait d’interlocuteurs, on a
deux affirmations, en l’occurrence deux prémisses, desquelles il faut extraire
une conclusion soit certaine (syllogisme scientifique) soit vraisemblable
(syllogisme dialectique).
A ce stade, la logique dialectique
est très affirmée, il s’agit d’une logique déterministe. Dans les principes de
la métaphysique, Aristote pose le principe de non contradiction, autrement dit A est différent de non A, mais aussi il pose
le principe d’identité, soit A est A.
2300 ans plus tard, au 19ème
siècle, la dialectique va encore évoluer vers ce que d’aucuns appellent
une forme héraclitéenne de la dialectique en ce sens où Hegel va garder la
forme du syllogisme mais en évacuant le principe d’identité et de non
contradiction.
Quelle est donc l’innovation de
Hegel à ce sujet ?
En lointain disciple d’Héraclite,
Hegel considère que le réel est mouvant, qu’il est en évolution permanente, il
inclut toutes les transformations qui ne sont pas simplement des translations
dans l’espace mais comprennent aussi le vieillissement, la mort et le
renouvellement.
Si avec la logique classique on
peut faire l’addition suivante : une chenille, plus une chenille est égal
à deux chenilles, dans la logique hégélienne l’addition deviendrait plutôt une
chenille, plus une chenille est égal à deux papillons.
L’innovation du système prend en
compte le passage ou la métamorphose d’un état en un autre état de telle sorte
que le principe d’identité et de non contradiction vole en éclat.
Les évolutions dialectiques de ce
système sont multiples :
-
Le syllogisme est conservé sous la forme du
passage de l’universel au particulier puis vers le singulier sous la forme
U->P->S (l’ordre est interchangeable);
-
Par rapport à Kant le noumène n’est plus réputé
inconnaissable c’est-à-dire que le pour soir et l’en soi doivent se rejoindre à
un moment donné dans ce qu’il nomme l’en soi pour soi ;
-
On fait table rase du dualisme, il n’y a plus de
hiatus dans le réel ;
-
La pensée et l’être se rejoignent ;
-
La dialectique se présente sous la forme de la
thèse, de l’antithèse et de la synthèse ;
-
La raison est un chemin ou une voie à
suivre ;
-
Le Tout est la vérité ;
-
La vision du monde est moniste et
holistique ;
-
La négation ou le mal ne sont plus considérés
comme des éléments à exclure mais sont des éléments de médiation et de
transformation ;
La conséquence inéluctable de
telles évolutions est la relativisation de la notion de mal et même de la
notion de religion qui finalement doit être comprise et éclairée philosophiquement
par le savoir absolu.
Au 20ème siècle, mais
encore de nos jours cette forme de pensée globale est omniprésente sans même que
nous nous en rendions compte. En sociologie et en psychologie, avec l’école de
Palo-Alto (l’analyse systémique où il est question des relations entre
personnes et non de connaître les personnes) et en écologie aussi (les notions
d’imbrication et d’équilibre des écosystèmes).
Un système se définit
actuellement non comme l’addition de ses constituants mais comme la résultante
des interactions entre ses constituants.
On voit à quel point la partie ne
fait pas le poids face à la totalité, néanmoins quand cette partie est de
nature humaine, lorsqu’il est question de personnes et non de choses on peut
comprendre qu’il y ait eu dès l’origine des réticences et des oppositions à la
pensée systématique surtout après ce que l’histoire a nommé le totalitarisme et
dont Hannah Arendt a tenté de rendre compte à travers son œuvre.
C)
La subjectivité immanente et la transcendance
de Dieu
c.1 le contexte
Kierkegaard avait 18 ans quand
Hegel mourut tragiquement emporté par une épidémie de peste durant l’année 1831,
or comme on l’a déjà évoqué dans l’introduction, Hegel de son vivant était très
célèbre mais aussi considéré comme le plus grand philosophe de son temps.
A Copenhague, le climat hégélien
était véritablement perceptible y compris dans la pensée religieuse de l’église
luthérienne d’Etat représentée par l’évêque et théologien Mynster.
On peut considérer sans grand
risque de se tromper que parmi les éléments déclencheurs de l’opposition de
Kierkegaard à la pensée systématique il y a justement le succès de
l’hégélianisme dans la société danoise
et plus particulièrement aussi son succès dans la pensée chrétienne nationale
danoise.
Pour le jeune Soren, être
chrétien c’est être en mesure de saisir le mystère de l’incarnation. Pour lui,
et il ne changera pas sur ce point jusqu’à la mort, la religion est révélée à
l’homme. Le tout n’est pas la vérité. Cette dernière est d’origine
surnaturelle, car on ne peut pas adopter un point de vue holistique sur le
transcendant en sorte que l’on usurperait pour le dire ainsi la vision de Dieu
sur le monde.
Kierkegaard ira jusqu’à taxer la
philosophie hégélienne de panthéisme puisque Dieu ne s’y distingue pas de la
totalité, et pour le système c’est toujours à la lumière de la totalité que
l’on doit interpréter la religion. Donc Hegel commettrait en quelque sorte un
blasphème.
c.2 l’existentialisme
On dit de Kierkegaard qu’il est
le père de l’existentialisme parce qu’il aurait été l’initiateur de
l’intériorité en philosophie autrement dit, comme l’exprimera Merleau Ponty,
« la subjectivité au sens de
Kierkegaard n’est plus une région de l’être mais la seule manière fondamentale
de se rapporter à l’être, ce qui fait que nous sommes quelque chose au lieu de
survoler toutes choses dans une pensée « objective »qui finalement ne
pense vraiment rien »[3].
Chez note auteur, la question du
MOI n’est plus une question objective comme celle de res cogitans chez René Descartes
ou bien celle du moi transcendental chez Emmanuel Kant, moi qui accompagnerait
toutes les représentations de la raison. Non c’est fini, maintenant la question
change de terrain d’expression, ainsi on ne cherche plus à savoir ce QU’EST-CE
QUE LE MOI mais QUI EST LE MOI ; le
moi devient une personne et il n’est pas étonnant dans cette recherche que le
danois utilise des figures humaines comme celle de Don Juan ou celle du juge
Wilhem.
Le moi existant du philosophe
chrétien se caractérise par le pathos, la passion, c’est-à-dire qu’il ressent
les choses au sens de la passion du Christ, autrement dit il souffre. Son
premier état indistinct est celui de l’angoisse indéfinie dont la cause est à
chercher du côté de sa nature partagée entre l’animal, le rationnel ou le spirituel.
L’humain est écartelé entre deux conditions.
« L’apparition même de l’angoisse est le centre de tout le
problème. L’homme est une synthèse d’âme et de corps. Mais cette synthèse est
inimaginable, si les deux éléments ne s’unissent dans un tiers. Ce tiers est
l’esprit.[4] »
Pour autant, c’est la
subjectivité (et non le tout) qui est la vérité aux yeux de notre auteur, il
rejette la définition classique de l’adequatio
intellectus et rei c’est-à-dire la concordance entre la pensée de la chose
et la chose elle-même (=vérité scientifique). La vérité vient se surajouter au
réel, elle est de l’ordre de la révélation.
Seul un être existant peut saisir
cette révélation d’où l’importance de la figure d’Abraham reconnu comme premier croyant.
D)
Conclusion
Note sujet était de savoir en quoi Kierkegaard propose une philosophie
antisystématique et pour cela nous avons ciblé immédiatement le systématisme
hégélien en expliquant quels en sont les ressors et en quoi il propose purement
et simplement un nouveau paradigme de la pensée philosophique celui du TOUT.
Nous avons écrit que cette pensée est une forme de moniste par opposition au
dualisme traditionnel que l’on retrouve partout dans la philosophie moderne à
partir de Descartes.
A cela Kierkegaard oppose l’homme particulier ! Mais qu’est-ce
donc qui permet à Kierkegaard d’opposer
la pensée triomphante de Hegel à l’homme particulier ?
Pour notre auteur c’est l’homme
existant qui est la vérité et cet homme existant il l’incarne dans de nombreuse
figure Don Juan, Le juge Wihlem, Abraham ou Jésus-Christ. Si Dieu s’est fait chair en la personne de Jésus-Christ,
s’il s’est même abaissé par amour à notre condition en vue de notre salut à
venir, Dieu reste Dieu et l’homme une créature de Dieu.
Le Christianisme et plus généralement le Judéo christianisme est
irréductible à une totalité qui s’expliquerait de soi-même via une dialectique
du dépassement des contradictions (thèse/antithèse/synthèse). L’homme
particulier à reçu la révélation de la vérité qu’il porte en lui par
conviction ou qu’il rejette s’il ne la croit pas authentique. Seul donc l’homme
est témoin d’une vérité transcendante. Il ne peut que la rapporter mais pas
l’expliquer comme le fait Hegel dans son long périple vers le savoir absolu.
Pour Kierkegaard, dans le réel, il y a un hiatus, une rupture dualiste
qu’il n’est pas possible de combler au moyen d’un système englobant les contractions.
[1]
MERLEAU PONTY, M., « L'existentialisme
chez Hegel », in Sens et Non-Sens, Paris, Nagel, 1966, p. 109, p. 110.
[2] KIERKEGAARD, S., « Post-scriptum aux miettes philosophique »,
p 239 in Boissieu, E ., « Kierkegaard :
une philosophie en quête du Christ », cours Dommuni Universitas, Etape
1, p. 3.
[3] MERLEAU
PONTY Signes Folio Essais, in
BOISSIEU, E ., « Kierkegaard :
une philosophie en quête du Christ », cours Dommuni Universitas, Etape
2, p. 2.
[4]
KIERKEGAARD, Soren, Le concept d’angoisse p 204, in BOISSIEU, E ., « Kierkegaard : une philosophie en quête du Christ »,
cours Dommuni Universitas, Etape 2, p. 6.
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