A) Introduction
Faut-il le rappeler la superstition est partout : le vendredi 13 maudit, les chats noirs porte-malheur, les amulettes porte-bonheur, les tarots, l’astrologie et autres sciences ésotériques qui font toujours recette…, il n’est pas jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat qui soient exemptes de la divination. Telle en attestait en 2010, Elisabeth Tessier conseillère discrète de François Mitterrand pendant ses deux septennats.
La science nous a
de multiples fois montré que ces
croyances n’ont généralement pas de fondement et peuvent être interprétées à
l’envi de celui qui consulte. La particularité de ces pratiques est d’établir
des liens de sympathies causales entre des choses ou des événements qui n’ont
strictement aucun rapport entre eux sinon celui de l’imagination.
Doit-on considérer
qu’entre raison (entendement) et imagination il y a une incompatibilité
structurelle ? Autrement dit, de la science occulte à la science positive
aurait on vraiment écarté tous les rapports douteux non avérés par les
faits ?
Cela a été dès
l’origine l’ambition du positivisme héritier plus ou moins lointain du siècle
des lumières. Or, parmi les grands esprits du siècle de louis XV, Voltaire
terminait à peu près tous ses courriers par le leitmotiv « écrasons
l’infâme » c’est-à-dire l’intolérance religieuse en ce qu’elle a de superstition
dangereuse et meurtrière.
Voltaire croyait au
pouvoir de la raison quant à la conduite de la vertu et au progrès des hommes,
il n’en fut pas pour autant athée comme ses contemporains Diderot (à partir de
1749), d’Holbach, ou le curé Jean Meslière. Néanmoins dans le Dictionnaire
Philosophique il aborde la question spécifique de la superstition dans ses
liens avec la religion.
Ce qui n’a jamais
empêché la religion elle-même, à l’instar de la philosophie, de se questionner
elle aussi sur la superstition en des termes qui ne sont pas forcément à
comparer à ceux des lumières
Ainsi déjà, au 13ème
siècle Saint Thomas d’Aquin, moine Dominicain et docteur de l’Eglise, consacra
dans sa Somme théologique (secunda
secundae) pas moins de 5 questions à cette pratique : la question 92
(superstition), question 93 (altération superstitieuses du culte divin),
question 94 (l’idolâtrie), question 95 (la divination) et question 96 (les
pratiques superstitieuses).
Or il est notoire
dans les textes que Voltaire comme Thomas d’Aquin définissent unanimement la
superstition comme excès de la religion. Alors qu’est-ce qui permet au premier
de vilipender la religion historique et au second de la dédouaner mais surtout
de s’en démarquer ?
Pour élucider ce
problème, il nous faudra examiner les concepts de religion et de superstition
chez le maître de Ferney comme chez le Docteur Angélique.
B) Un Dieu suprême et la question de religion naturelle ou révélée.
Comme nous l’avons
évoqué en introduction Voltaire n’était pas athée, il pensait que Dieu est un
grand architecte qui a créé le monde et y a inscrit des lois universelles pour
en régler le cours. Vu de la sorte, nous devons adorer Dieu - et lui seulement -
sans attendre une quelconque récompense ou punition tout en rejetant aussi
l’adoration de multiples créatures divines qui ne sont à ses yeux que le fruit
d’une imagination exacerbée (« la faiblesse de notre entendement »).
En effet, selon son
interprétation les premières sociétés étaient toutes monothéistes au sens où
c’est la peur qui leur faisait pressentir l’existence d’une force supérieur
capable de leur nuire ou de leur être bénéfique.
Ce n’est qu’avec
l’exacerbation des facultés imaginatives que cette force, ce Dieu, vînt à prendre
des formes multiples mais toutes encore réunies sous l’égide d’un Dieu
principal tel un Zeus régnant sur l’Olympe (hénoteisme).
Ensuite, avec la
création des empires et la multiplication des rencontres culturelles, ont
coexisté des cultes à plusieurs dieux irréductibles les uns aux autres,
permettant à chaque croyant d’adhérer à tel ou tel panthéon selon son
appartenance ethnico religieuse ou selon sa sensibilité (polythéisme). Exemple
en Egypte antique coexistait l’Ogdoade d’Hermopolis (8 dieux) et l’Ennéade de
Héliopolis (9 dieux)
Quand est apparu le
temps des premiers « philosophes » qui se rendirent compte que « ni les oignons, ni les chats, ni même
les astres n’ont arrangé l’ordre de la nature », ils gardèrent par
serment le secret de la découverte d’un Dieu suprême (exemple les
mystères orphiques) et ce, pour ne pas
s’aliéner le peuple avec ses opinions religieuses superstitieuses.
Finalement, ce
serait en ce temps où le culte d’un Dieu suprême fut établi après moult
vicissitudes chez tous les sages d’Asie, d’Europe et en Afrique et c’est aussi
en ce temps que la religion Chrétienne est apparue largement assistée par la
philosophie grecque (monothéisme).
Mais ce qui est
important de retenir, c’est l’idée d’un stade où un Dieu suprême est reconnu « philosophiquement »
ce qui est en quelque sorte le point zéro de la religion au sens où la seule
recommandation est l’adoration d’Icelui sans y adjoindre aucune autre forme de
culte. On peut parler à ce stade de RELIGION NATURELLE [théisme] dont le but est
purement moral (faire le bien et éviter le mal) en faisant usage de la raison
pour un progrès des mœurs.
Donc avec la
religion naturelle au sens voltairien on est loin de la religion révélée au
sens chrétien. Pour Voltaire la religion naturelle est anhistorique et
universelle tandis que son pendant révélé n’est qu’une des formes historiques
de la religion naturelle qui se fausse par le développement en son sein du
dogmatisme et autres pratiques superfétatoires, finissant par se diviser en
factions ; divisions dégénérant toujours en disputes théologiques et, dans
certains cas, en guerres de religions.
b.2 la religion chez Thomas d’Aquin
Au contraire, chez Thomas d’Aquin la religion naturelle est une conception qui n’existe tout simplement pas, il n’y a de croyance que dans le cadre de la révélation. C’est le principe même que l’on trouve énoncé dans le Décalogue : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. » (Livre de l’Exode 20, 1-18). Et ce Dieu porte un nom, le tétragramme, qu’il est interdit de prononcer sous peine de sanction. Toutefois, « Dieu peut être signifié par des pronoms et des noms relatifs » (Somme théologique tome 1 question 13 article 1), c’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, celui du peuple juif et pas d’un autre peuple.
De ce point de vue
on ne peut pas rapprocher François-Marie Arouet de Saint Thomas car dans la
religion historique chrétienne on rend un culte à Dieu et Dieu s’intéresse aux hommes même si pour le docteur Angélique : « la religion est une vertu morale, nous l’avons dit. (…)[et, n.d.r.] que
la vertu morale s’établit dans le juste milieu. Le vice peut donc doublement
s’y opposer : par excès et par défaut (…)[lorsque, n.d.r.] qu’on rend le
culte divin à qui on ne le doit pas, ou d’une manière indue. » (Somme théologique question 92 – conclusion).
Nonobstant ces
différences, il existe malgré tout un point de convergence entre religion
naturelle et religion révélée vues par nos deux penseurs : l’accent mis
sur la VERTU MORALE que l’une ou l’autre pratique religieuse doivent susciter
chez le dévot.
C)
Voltaire : la superstition vue sous
l’angle de l’irrationalité et de la réprobation du pardon des crimes
«Presque tout ce qui va au-delà de
l'adoration d'un être suprême et de la soumission du cœur à ses ordres
éternels, est superstition.
C’en est une très dangereuse que le pardon des crimes attaché à certaines
cérémonies[1]».
Donc la
superstition commence là où finit la vraie religion c'est-à-dire là où se
termine la religion naturelle.
Autrement dit dans toutes les religions historiques on trouve une part plus ou
moins importante de superstition
ce qui fait dire à Voltaire qu'on ne sait pas exactement où et comment commence la superstition, comme également on
ne sait pas non plus où elle se termine. Les exemples qu'il donne sont associés soit à l'abus de la
crédulité des croyants, soit à l'imposition de charges ecclésiales sur les
successions des défunts ou pire au pardon des crimes.
Dans
ce dernier cas, l’absolution des crimes par le sacrifice expiatoire d’animaux
est une des pires formes d'intolérance superstitieuse car ce n'est pas la notion de pardon qui est ici
réprouvée mais l'acquittement de fautes qui ne seront pas châtiés comme une vraie justice
devrait le faire.
Dans
un état de saine justice la condamnation et la peine n'excluent pas le pardon
car il ne faut pas que les
cœurs restent ulcérés. Pour autant, si le pardon est souhaitable, dans
l'intérêt autant de la victime que du
scélérat, il devrait se doubler d'une peine réelle et pas seulement d'un simple
sacrifice expiatoire rituel faisant
porter à une pauvre bête immolée le poids des actes d’un scélérat. Il y a dans
le cas d'espèce un
vice impliquant une déresponsabilisation confinant au fanatisme.
On sait
combien Voltaire s'étaient impliqué, à son époque, contre l'intolérance
religieuse notamment dans
l'affaire Calas (pour laquelle il écrira le Traité sur la tolérance) ou
l'affaire Sirven deux malheureuses instructions judiciaires d’où il résultât à
tort la condamnation à la peine capitale de
parents chrétiens protestants qui
auraient selon la chronique voulu jusqu’à l’infanticide empêcher leur progéniture
de se convertir au catholicisme et
ce, sans qu’étonnamment aucun accusateur n’ait jamais pu en fournir la moindre
preuve sérieuse.
Plus
représentatif encore fût la réhabilitation de François-Jean Lefebvre de La
Barre décapité et brûlé pour
blasphème et sacrilège.
Au 21ème
siècle, on ne conçoit plus que de tels crimes puissent être commis au nom de la
religion et pourtant l'intolérance superstitieuse est loin d'avoir été éradiquée
des consciences endurcies. En attestèrent récemment les attentats du 13 novembre 2015 à
Paris qui doivent nous rappeler que l'obscurantisme
n'est jamais très loin de nous.
Le seul
remède à cette forme de superstition meurtrière est le développement de la
rationalité et de l’esprit critique philosophique.
De ce
point de vue Voltaire défend une position qui est assez proche de celle
d’Emmanuel Kant dans son célèbre article « Qu’est-ce que les
lumières ? »
« Les «Lumières» se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état
de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité
de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à
notre propre faute lorsqu'elle résulte non pas d'une insuffisance de
l'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans
être dirigé par un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton
propre entendement! Telle est la devise des Lumières. [2]»
D) Thomas d’Aquin : la
superstition vue sous l’angle du péché
Le culte
véritable ou l'adoration la plus authentique de Dieu passe forcément par la pratique
des trois vertus
théologales que sont la foi, la charité et l'espérance qui ne sauraient jamais
être excessives car il n'est jamais trop de foi, il n'est jamais trop de charité pas plus
qu'il n'est trop d'espérance.
Pourquoi alors le culte peut-il être quand
même vicié par de l'excès ?
Si la foi, la
charité ou l'espérance ne sont pas celles dévolues à Dieu Sabaoth, alors le
culte est rendu à des créatures qui usurpent les prérogatives du seul Créateur. « Ainsi donc la superstition est un vice qui s'oppose à la religion par excès ; non
que l'on rende à Dieu plus d'hommage que ne fait la vraie religion, mais par le fait qu'on rend le
culte divin à qui on ne le doit pas, ou d'une manière indue. » (Somme
Théologique Question 92 la superstition conclusion)
(...) si nous y mêlons quelque chose qui, de
soi, ne se rattache pas à glorification de Dieu, au rapprochement de notre âme
avec lui, au gouvernement mesuré de la convoitise charnelle ; ou encore si
c'est en dehors de l'institution de Dieu et de l'Eglise, ou contre la coutume
générale qui, selon S. Augustin a force de loi : tout cela doit être tenu pour
superflu ou superstitieux, parce que ce qui ne consiste qu'en pratiques
extérieures ne ressortit pas au culte intérieur de Dieu » (Somme
Théologique Question 93 les altérations superstitieuses du culte divin, article 2
conclusion)
Il serait
fastidieux ici d'entrer dans le détail des superstitions énoncés dans la Somme
Théologique, aussi contentons-nous d'en énumérer les principales catégories.
·
L'idolâtrie : adoration d'objet ou d'image
alors qu'ils (elles) n'ont strictement aucun pouvoir (« l'homme qui par l'idolâtrie renverse l'ordre,
en s'attaquant à l'honneur divin, subit ainsi par le fait du péché contre nature la honte de voir sa propre
dégradation ») (ST, Q 94 art 3) ,
·
La divination (par le démons, les astres, les augures, les sorts, les
songes) : «on ne fait acte de
divination que lorsqu’on s’arroge indûment la prédiction d’événements
futurs » (ST, Q 95 art 1) (…) « or toute divination procède de l’opération
des démons » (ST, Q 95 art 2)(…) « en tant qu’on fait avec eux un pacte tacite
ou exprès » (ST, Q 95 art 2 solution)
·
Les pratiques superstitieuses (art notoire,
action sur les corps, conjecture de la bonne ou mauvaise fortune, formules
sacrées en pendentif).
E) Conclusion
Il est certain que Voltaire soutient une éthique de la raison et du progrès tandis que Thomas d’Aquin est un philosophe religieux doctrinaire. Dans ces conditions, on serait tenté de croire que tout les oppose, pourtant dans les termes Voltaire comme Thomas d’Aquin définissent unanimement la superstition comme excès de la religion. Alors qu’est-ce qui permet au premier de vilipender la religion historique et au second de l’épargner et surtout de la disculper ?
Nous avons vu que la
religion naturelle chez Voltaire est pratiquement une pétition de principe,
c’est le théisme qui n’est au fond qu’une fiction pour montrer ce que devrait
être la vraie religion morale. Il est bien entendu de ce point de vue qu’une
religion idéale comme celle-là n’existe que dans l’esprit de celui qui
l’imagine. C’est comme l’idée d’un contrat social qui serait à l’origine des
sociétés humaines, il s’agit seulement d’une idée posée par principe sans qu’on
ait la moindre certitude sur la véritable origine des sociétés.
A partir de là,
tout ce qui est pratique religieuse pour autant qu’elle prête le flanc à la
critique sera irrémédiablement vu sous l’angle de l’excès et cataloguée de
superstition sous-entendant par-là qu’il vaut mieux s’en abstenir et se cantonner
dans les limites de l’éthique rationnelle sans renier Dieu (déisme).
Quant à la religion
historique, plus communément appelée religion révélée, elle ne peut pas se
contenter de pétition de principe. Elle est une église, un corps constitué qui
doit vivre et s’organiser autour d’un idéal divin.
Ainsi un théologien
comme Thomas d’Aquin précise bien que la superstition comme excès dans la
religion ce n’est pas « pousser le bouchon trop loin », mais c’est plus exactement se tromper de
culte, adorer ce qui ne dois pas être adoré et nier de la sorte le Dieu unique
auquel seul un culte doit être consacré.
[1]
VOLTAIRE, « Dictionnaire
philosophique [la Raison par l’alphabet] » coll. Classique Jaunes
littératures francophones, Editions Classiques Garnier, Paris 2009, page 369.
[2]
KANT Emmanuel, Qu’est-ce que les lumières, extrait de https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Quest-ce-que-les-Lumi%C3%A8res%EF%80%A5-1784.pdf
, page consultée le 23/08/2021
Glossaire
Superstition
Définie comme un excès de la religion, elle inclut des croyances irrationnelles et des pratiques sans fondement rationnel, selon Voltaire et Thomas d'Aquin.Raison (Entendement)
Faculté humaine permettant d'analyser, de comprendre et de juger. Pour Voltaire, elle est essentielle à la conduite morale et à l'évolution humaine.Imagination
Capacité mentale qui, selon Voltaire, peut mener à des croyances superstitieuses lorsque les individus créent des liens illusoires entre des événements.Positivisme
Philosophie qui valorise les connaissances basées sur des faits observables et la science, héritée du Siècle des Lumières.Religion Naturelle (Théisme)
Concept voltairien d'une religion universelle et moralement orientée, qui ne s'appuie pas sur des révélations historiques, mais sur l'adoration d'un Dieu suprême.Religion Révélée
Religion qui se fonde sur des révélations divines historiques, en opposition à la religion naturelle; elle inclut des doctrines et des dogmes spécifiques.Vertu Morale
Qualité éthique que doit susciter la pratique religieuse, soulignant l'importance d'un juste milieu, comme le définit Thomas d'Aquin.Intolérance Religieuse
Refus d'accepter les croyances ou pratiques d'autres, conduisant à des actes de violence ou de persécution, un sujet de critique majeur chez Voltaire.Hénoteisme
Système de croyance où l'on admet l'existence d'un Dieu suprême tout en honorant d'autres divinités, une étape vers le monothéisme.Idolâtrie
Adoration d'objets ou d'images, considérée comme un péché par Thomas d'Aquin, car elle détourne le culte du Dieu unique.Divination
Pratique consistant à prédire l'avenir à l'aide de moyens considérés comme irrationnels, souvent associée aux démons dans les écrits de Thomas d'Aquin.Éthique de la Raison
Perspective de Voltaire qui prône l'utilisation de la raison et du scepticisme pour guider les actions humaines, en opposition à la superstition.Sacrifice Expiatoire
Pratique religieuse consistant à offrir un être vivant pour apaiser les dieux, critiquée par Voltaire pour son implication dans une forme de déresponsabilisation morale.Contrat Social
Concept théorique d'une entente entre les membres d'une société pour établir des règles et des normes, en lien avec la nature des croyances religieuses.Obscurantisme
État de réticence à accepter des vérités scientifiques ou rationnelles, entraînant des croyances superstitieuses, une préoccupation exprimée par Voltaire.Juste Milieu
Idéal aristotélicien de Thomas d'Aquin qui soutient que la vertu se trouve entre l'excès et le défaut, appliqué ici à la pratique religieuse.
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