Ethique à Nicomaque V,8, 1133 à 15-30[1]
Dans ce texte, Aristote traite de la monnaie comme mesure
des échanges. La question est de savoir comment dans une communauté d’intérêts
l’équité peut être établie entre ses membres considérant que la spécialisation
de chacun met en jeu des prestations de valeurs variables, et il affirme que c’est
le besoin qui est l’étalon de la mesure équitable mais que la monnaie est
devenue par convention légale comme un
substitut du besoin qui à l’occasion pourrait être rendue inutilisable.
- La communauté d’intérêts naît entre des contractants différents et inégaux ;
- Les objets de transactions entre eux sont comparables à l’aide d’un moyen terme qui est la monnaie ;
- L’étalon de la mesure de tous les biens est le besoin (lien universel) ;
- La monnaie par convention légale est devenue un substitut du besoin.
Ce qui caractérise une communauté d’intérêts c’est la
spécialisation du travail. En effet, si tout le monde était en mesure de
réaliser l’ensemble des tâches requises pour ses besoins, il n’y aurait pas de
communauté mais de l’autosuffisance autrement dit de l’autarcie. C’est
précisément parce que nous sommes limités quant aux compétences et bien entendu
pour des raisons d’efficacité que l’homme vit en société.
L’objet de l’activité de chacun dans le cadre de sa
spécialisation est donc utile à lui-même mais aussi utile aux autres membres de
la communauté. Pourtant les échanges n’ont malheureusement pas tous la même
valeur. Comment comparer les prestations d’un médecin et d’un cultivateur ou
celles d’un architecte et d’un cordonnier. Quelle peut-être l’échelle de mesure
entre une auscultation médicale et des fruits et légumes ; entre une
construction et un nombre de chaussures. Heureusement toutes ces choses ont
entre elles ce qu’Aristote qualifie de moyen terme, et ce moyen terme n’est
autre que la monnaie qui permet de les égaliser (autant d’une chose pour autant
d’une autre).
En réalité, le véritable étalon en mesure d’égaliser les
choses entres elles, c’est le besoin car Aristote affirme que « si leurs
besoins [aux divers contractants, n.d.r.] n’étaient pas pareils » ou s’ils
n’avaient besoin de rien, il n’y aurait aucune transaction.
Par conséquent, la monnaie n’est qu’un substitut du besoin par
convention légale, non par un fait de nature, ce qui revient à dire que la
monnaie n’a pas de valeur en soi mais seulement une valeur « besoin »
ou plus précisément une valeur mesure du besoin par convention temporaire
susceptible d’être modifiée voire d’être annulée.
Pour autant Aristote étonnement ne parle pas de la
variabilité temporelle des besoins, ni même de la différence structurelle des
besoins, ce que nous appellerions aujourd’hui le marché et la loi de l’offre et de la demande,
non pas dans ce qu’ils ont de spéculatif (c’est un autre propos), mais en ce qu’ils
donnent un aperçu de l’état de la demande ici et maintenant. En effet dans ce
texte Aristote prétend à juste titre que les hommes ont des besoins mais il
ajoute étonnement que les hommes ont des besoins pareils, ce qui n’est
évidemment pas le cas. Certes les membres d’une société ont des besoins de base
somme toute à peu près identiques (manger, boire, se loger, se vêtir etc.),
bien que ce ne soit pas toujours dans la même proportion mais en plus ils ont
des besoins particuliers propres à chacun.
Autant la spécialisation du travail est un fait qu’il
reconnaît, autant dans ce passage il ignore son corollaire, à savoir la
spécialisation du besoin. Dès lors on peut se demander comment il peut établir
le besoin comme étalon conventionnel de la valeur monétaire ?
Finalement, la réflexion du Stagirite répond à la question
de savoir comment dans une communauté d’intérêts, aujourd’hui nous préférerions le mot de société (où les intérêts sont
partagés), on est en mesure de rendre les échanges commensurables par la
convention légale de la monnaie substitut du besoin. Ceci revient à postuler
que le besoin est un invariant (comme le mètre étalon est un invariant) de
telle sorte que ce chapitre de l’Ethique à Nicomaque pose inévitablement une question subsidiaire :
la valeur monétaire est-elle seulement un substitut du besoin, n’y a-t-il pas d’autres
éléments d’appréciation ou de dépréciation ?
[1] "Ce
n'est pas entre deux médecins que naît une communauté d'intérêts, mais entre un
médecin par exemple et un cultivateur, et d'une manière générale entre des
contractants différents et inégaux qu'il faut pourtant égaliser. C'est pourquoi
toutes les choses faisant objet de transaction doivent être d'une façon
quelconque commensurables entre elles. C'est à cette fin que la monnaie a été
introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure toutes choses et
par suite l'excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équivalent à
une maison ou à telle quantité de nourriture. Il doit donc y avoir entre un
architecte et un cordonnier le même rapport qu'entre un nombre déterminé de
chaussures et une maison (ou telle quantité de nourriture), faute de quoi il
n'y aura ni échange ni communauté d'intérêts ; et ce rapport ne pourra être
établi que si entre les biens à échanger il existe une certaine égalité. Il est
donc indispensable que tous les biens soient mesurés au moyen d'un unique
étalon, comme nous l'avons dit plus haut. Et cet étalon n'est autre, en
réalité, que le besoin, qui est le lien universel (car si les hommes n'avaient
besoin de rien, ou si leurs besoins n'étaient pas pareils, il n'y aurait plus
d'échange du tout, ou les échanges seraient différents) ; mais la monnaie est
devenue une sorte de substitut du besoin et cela par convention, et c'est d'ailleurs
pour cette raison que la monnaie reçoit le nom de νοµισµα, parce qu'elle existe
non pas par nature, mais en vertu de la loi (νοµος), et qu'il est en notre
pouvoir de la changer et de la rendre inutilisable."
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