lundi 25 novembre 2019

Ethique à Nicomaque : le rôle économique de la monnaie


Ethique à Nicomaque V,8, 1133 à 15-30[1]

Dans ce texte, Aristote traite de la monnaie comme mesure des échanges. La question est de savoir comment dans une communauté d’intérêts l’équité peut être établie entre ses membres considérant que la spécialisation de chacun met en jeu des prestations de valeurs variables, et il affirme que c’est le besoin qui est l’étalon de la mesure équitable mais que la monnaie est devenue par convention légale  comme un substitut du besoin qui à l’occasion pourrait être rendue inutilisable.

  1. La communauté d’intérêts naît entre des contractants différents et inégaux ;
  2. Les objets de transactions entre eux sont comparables à l’aide d’un moyen terme qui est la monnaie ;
  3. L’étalon de la mesure de tous les biens est le besoin (lien universel) ;
  4. La monnaie par convention légale est devenue un substitut du besoin.

Ce qui caractérise une communauté d’intérêts c’est la spécialisation du travail. En effet, si tout le monde était en mesure de réaliser l’ensemble des tâches requises pour ses besoins, il n’y aurait pas de communauté mais de l’autosuffisance autrement dit de l’autarcie. C’est précisément parce que nous sommes limités quant aux compétences et bien entendu pour des raisons d’efficacité que l’homme vit en société.
L’objet de l’activité de chacun dans le cadre de sa spécialisation est donc utile à lui-même mais aussi utile aux autres membres de la communauté. Pourtant les échanges n’ont malheureusement pas tous la même valeur. Comment comparer les prestations d’un médecin et d’un cultivateur ou celles d’un architecte et d’un cordonnier. Quelle peut-être l’échelle de mesure entre une auscultation médicale et des fruits et légumes ; entre une construction et un nombre de chaussures. Heureusement toutes ces choses ont entre elles ce qu’Aristote qualifie de moyen terme, et ce moyen terme n’est autre que la monnaie qui permet de les égaliser (autant d’une chose pour autant d’une autre).
En réalité, le véritable étalon en mesure d’égaliser les choses entres elles, c’est le besoin car Aristote affirme que « si leurs besoins [aux divers contractants, n.d.r.] n’étaient pas pareils » ou s’ils n’avaient besoin de rien, il n’y aurait aucune transaction.
Par conséquent, la monnaie n’est qu’un substitut du besoin par convention légale, non par un fait de nature, ce qui revient à dire que la monnaie n’a pas de valeur en soi mais seulement une valeur « besoin » ou plus précisément une valeur mesure du besoin par convention temporaire susceptible d’être modifiée voire d’être annulée.
Pour autant Aristote étonnement ne parle pas de la variabilité temporelle des besoins, ni même de la différence structurelle des besoins, ce que nous appellerions aujourd’hui  le marché et la loi de l’offre et de la demande, non pas dans ce qu’ils ont de spéculatif (c’est un autre propos), mais en ce qu’ils donnent un aperçu de l’état de la demande ici et maintenant. En effet dans ce texte Aristote prétend à juste titre que les hommes ont des besoins mais il ajoute étonnement que les hommes ont des besoins pareils, ce qui n’est évidemment pas le cas. Certes les membres d’une société ont des besoins de base somme toute à peu près identiques (manger, boire, se loger, se vêtir etc.), bien que ce ne soit pas toujours dans la même proportion mais en plus ils ont des besoins particuliers propres à chacun.
Autant la spécialisation du travail est un fait qu’il reconnaît, autant dans ce passage il ignore son corollaire, à savoir la spécialisation du besoin. Dès lors on peut se demander comment il peut établir le besoin comme étalon conventionnel de la valeur monétaire ?
Finalement, la réflexion du Stagirite répond à la question de savoir comment dans une communauté d’intérêts, aujourd’hui nous préférerions le mot de société (où les intérêts sont partagés), on est en mesure de rendre les échanges commensurables par la convention légale de la monnaie substitut du besoin. Ceci revient à postuler que le besoin est un invariant (comme le mètre étalon est un invariant) de telle sorte que ce chapitre de l’Ethique à Nicomaque  pose inévitablement une question subsidiaire : la valeur monétaire est-elle seulement un substitut du besoin, n’y a-t-il pas d’autres éléments d’appréciation ou de dépréciation ?



[1] "Ce n'est pas entre deux médecins que naît une communauté d'intérêts, mais entre un médecin par exemple et un cultivateur, et d'une manière générale entre des contractants différents et inégaux qu'il faut pourtant égaliser. C'est pourquoi toutes les choses faisant objet de transaction doivent être d'une façon quelconque commensurables entre elles. C'est à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure toutes choses et par suite l'excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équivalent à une maison ou à telle quantité de nourriture. Il doit donc y avoir entre un architecte et un cordonnier le même rapport qu'entre un nombre déterminé de chaussures et une maison (ou telle quantité de nourriture), faute de quoi il n'y aura ni échange ni communauté d'intérêts ; et ce rapport ne pourra être établi que si entre les biens à échanger il existe une certaine égalité. Il est donc indispensable que tous les biens soient mesurés au moyen d'un unique étalon, comme nous l'avons dit plus haut. Et cet étalon n'est autre, en réalité, que le besoin, qui est le lien universel (car si les hommes n'avaient besoin de rien, ou si leurs besoins n'étaient pas pareils, il n'y aurait plus d'échange du tout, ou les échanges seraient différents) ; mais la monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin et cela par convention, et c'est d'ailleurs pour cette raison que la monnaie reçoit le nom de νοµισµα, parce qu'elle existe non pas par nature, mais en vertu de la loi (νοµος), et qu'il est en notre pouvoir de la changer et de la rendre inutilisable."

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