Si l'on voulait ne retenir qu'une seule idée, la plus
saillante, de la philosophie Rousseauiste en excluant volontairement tout le
reste on pourrait s'arrêter sur la considération que l'homme est bon par
nature mais que c'est la société qui le corrompt.
On trouvera cette idée à peine voilée dans le Discours sur
l'origine des inégalités lorsque expliquant le processus de socialisation
dans un monde primitif presque mythique, notre philosophe en vient à considérer
comment lors du resserrement des liens sociaux les individus vont
progressivement se jauger les uns les autres sur leurs qualités réciproques et
sur leurs talents, d'où naîtra d'une part chez les meilleurs la vanité et
le mépris et chez les autres l'envie et la honte[1].
Est-ce pour autant que lorsque originellement « les
liaisons s’étendent et les liens se resserrent » nos ancêtres ne se seraient-ils
pas déjà établis en hiérarchie très structurées et ce avant même tout
divertissement ? Autrement dit n’y aurait-il pas préalablement à tout
processus de socialisation une pyramide sociale constitutive ?
C’est le problème de la poule et de l’œuf ! la structure
sociale est-elle l’essence inégalitaire de tous groupes humains ou le fruit de « la
fermentation causée par ces nouveaux levains » que furent la vanité, le mépris,
la honte et l’envie ?
Un petit détour par l’éthologie nous fera remarqué que les
hiérarchies ne sont pas un phénomène purement humain mais au contraire sont une
généralité pour tous les animaux grégaires en dehors de tout phénomène culturel
y compris de la danse et des arts.
Rousseau ne pouvait pas ignorer que les meutes de loups sont
incroyablement bien organisées avec des individus dominants et d’autres qui
leurs sont soumis, ce fait est connu depuis très, très longtemps.
Bien entendu au siècle des Lumières et de la raison
flamboyante on ne s’intéressait pas vraiment aux comparaisons entre le monde
animal et le monde humain, néanmoins dans ce concert des lumières le philosophe
genevois faisait un peu tache car il fut probablement un des seuls à promouvoir
un état de nature pour l’homme, et ce qui est incompréhensible est qu’il n’ait
pas tiré les conséquences d’une telle position comme le fera plus tard un Darwin.
On pourra objecter que le Bon sauvage est en quelque sorte
aussi sauvage que la bête mais cela mériterait une autre réflexion.
Au fond, dans le texte Rousseau considère que le péché
originel, ou le mal originel de toutes associations humaines n’est pas la
connaissance du bien et du mal, comme dans l’Ancien Testament, mais la distribution
des talents entre les différentes parties.
Pourquoi pas ! Mais il faut quand même examiner la
question d'un peu plus.
Malheureusement force est de constater que les inégalités ne
peuvent pas surgir par un simple jeu intersubjectif entre des acteurs différemment
douées pour le divertissement. Elles sont bel et bien présentes avant.
Rousseau oublie dans sa légende que l’humain originellement
doit satisfaire des besoins élémentaires (manger, boire, se vêtir, se loger etc.)
avant même de se divertir et que la vanité ou le mépris d’arrogants maîtres dans l’art
de leur passe-temps, fut-il prisé, ne fait que renforcer des inégalités déjà
existantes. Ce qui naît dans le regard de congénères, aujourd’hui comme hier, Sartre
le nommera le « Pour Autrui », c’est-à-dire ce que l’un est au regard
de l’autre avec ses différences justifiées ou pas. Nous nous définissons autant
par ce que l’on dit de nous que par la véritable connaissance de soi. On rapporte que dans les années 30, face à la montée de l'antisémitisme, André Citroën aurait demandé à son frère Bernard "c'est quoi être juif" et ce dernier de lui répondre "être juif c'est quand les autres disent que tu l'es".On devient ce que les autres disent de nous, en intégrant le jugement d'autrui porté sur soi. C'est effectivement une forme d'aliénation incontournable.
Mais le « Pour autrui » est temporellement
postérieure à la formation du « Pour soi » dont les multiples facettes ne nous
intéressent pas ici sauf en ce qui concerne l’ego et plus précisément encore l’ego
animal hors culture qui nous pousse à satisfaire des besoins de première nécessité dans un milieu où les ressources sont limitées.
Or, le ressort le plus puissant de notre animalité est la
force et c’est sur cette base fondamentalement que les sociétés se constituent car
on est plus fort ensemble, et comme tout le monde le sait l’union fait la
force.
En revanche si l’union fait la force, la nature ne nous a
pas naturellement fait égaux, de telle sorte que certains satisferont mieux que
d’autres leurs besoins et créeront inévitablement des dissensions, de la lutte interne
au groupe qui sera contenue ou réprimée pour maintenir la cohésion de l’ensemble,
et si admiration il y a, elle surgit de l’abdication du plus faible face au
plus fort pour autant que tous y trouvent collectivement leur intérêt fut-t-il
maigre pour le premier et surabondant pour le second.
Ainsi l’origine des inégalités n’est pas à chercher dans la
différence de talent mais dans la différence de force.
De tous temps l’homme a eu une admiration immodérée pour les
puissants, les héros mais aussi pour les truands. Dans l’Iliade, Homère ne conte
pas le succès de poètes ou de danseurs mais de combattants prêts à mourir pour
conquérir Troie.
Dans la savane, opère le même processus, la part du lion
revient au mâle parce qu’il est plus fort, plus massif que la femelle, or étonnement
cette dernière est plus douée que lui pour la chasse car plus légère, elle est
plus mobile, plus à même d’attraper la proie.
Finalement, l'explication rousseauiste sur l'origine des inégalités est assez incompréhensible car il est évident que l'explication ne tient pas à l'émergence de préférences mais bien à un rapport de force.
Par contre on comprendra mieux cette fantaisie philosophique dans la mesure où le bon sauvage de Rousseau est une fiction idéalisée et que par principe il ne pouvait pas lui concevoir un défaut majeur comme par exemple la volonté innée de s'imposer à ses congénères.
On peut trouver dans la nature toutes les vertus comme on peut lui attribuer tous les vices. Rousseau a choisi le premier terme de l'alternative.
Finalement, l'explication rousseauiste sur l'origine des inégalités est assez incompréhensible car il est évident que l'explication ne tient pas à l'émergence de préférences mais bien à un rapport de force.
Par contre on comprendra mieux cette fantaisie philosophique dans la mesure où le bon sauvage de Rousseau est une fiction idéalisée et que par principe il ne pouvait pas lui concevoir un défaut majeur comme par exemple la volonté innée de s'imposer à ses congénères.
On peut trouver dans la nature toutes les vertus comme on peut lui attribuer tous les vices. Rousseau a choisi le premier terme de l'alternative.
[1] « A
mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le cœur s’exercent,
le genre humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens
se resserrent. On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un
grand arbre : le chant et la danse, vrais enfant de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement
et plutôt l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença
à regarder les autres et vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique
eut un prix. Celui qui chantoit ou dansoit le mieux, le plus beau, le plus
fort, le plus adroit, ou le plus éloquent, devint le plus considéré ; et
ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps :
de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre
la honte et l’envie, et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit
enfin des composés funestes au bonheur et à l’innocence.
-
Discours sur l’origine de l’inégalité, 2ème
partie, « 10/18 », 1973, p 353
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