Tous les savoirs ne se transmettent pas car nous sommes à
l'origine des êtres de nature dont le développement se caractérise par son
autonomie et l'émergence d'aptitudes innées propre à notre espèce.
Ensuite, bien entendu, en tant qu'êtres de culture nous
sommes les enfants d'un savoir constitué de génération en génération sans
lequel il n'y aurait pas d'humanité, aussi poser ingénument la question
"le savoir peut-il se transmettre" c'est déjà s'obliger à y
répondre affirmativement mais cela ne va pas sans y apporter quelques nuances.
Aussi pour vraiment répondre à la question il faut d'une part
comparer en détail le savoir, dirons nous, de nature et d'autre part le savoir
de culture sans négliger aussi accessoirement ce qui fait obstacle à la
transmission de maître à élève, transmission somme toute naturelle et
consubstantielle à notre nature humaine ? En effet, tous les acquis
culturels ne se communiquent pas globalement avec la même facilité car les
pédagogues savent qu'il est parfois éminemment difficile de transmettre des
connaissances à des récipiendaires peu ou mal disposés à saisir un enseignement
complexe surtout s'il est magistral.
Une fois n'est pas coutume commençons par les obstacles à la
transmission du savoir car son développement conceptuel ne nécessite pas un long
exposé ni sociologique, ni philosophique. La réponse est à rechercher
dans la valeur même de la relation de professeur à élève. Structurellement
cette relation s'établit entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. Le savoir
est alors une espèce de marchandise devant être délivrée suivant un protocole
pédagogique sensé offrir les meilleures résultats possibles quelles que soient
les personnes interagissant les unes avec autres comme si les sympathies et les
antipathies, les inégalités sociales, les dons ou les opinions ne jouaient
qu'un rôle périphérique voire secondaire. Nous ne sommes malheureusement pas
tous égaux face à la vie et le camaïeu du spectre social a forcément une
influence positive ou négative sur la relation pédagogique, comme a aussi une
influence favorable ou non la variabilité des aptitudes à l'apprentissage, chez
les étudiants, ou la diversité de talent, chez les maîtres. Tous ces obstacles forment un barrage plus ou moins poreux à la réalisation d'une condition essentielle à tout apprentissage : le mimétisme cognitif. Sans cette capacité à "singer" la transmission des savoirs serait probablement impossible car un étudiant se doit avant tout d'être un reproducteur de compétences avant d'en être le conservateur ou le dispensateur.
Ceci dit, quelles que soient les qualités des uns et des
autres le champ de la pédagogie a des limites fixées par la nature. Dans "l'Emile ou de l'éducation" Jean-Jacques Rousseau propose déjà en son temps un modèle de pédagogie qui jusqu'à la préadolescence laisse l'enfant grandir en stimulant, par le jeu et la découvert, ses facultés sensitives. De la sorte la nature forme(rait) l'esprit bien mieux que ne pourrait y parvenir un précepteur en instruisant l'enfant de valeurs culturelles. Montaigne ne disait-il pas qu'il vaut mieux une tête bien faite plutôt qu'une tête bien pleine ? Et dans le même état d'esprit, il faut bien admettre que la vie ne cesse, tout au long de l'existence, de nous instruire avec ses leçons douces amères. Elle le fait chaque fois que nous sortons de notre zone de confort car ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.
Ainsi, il y a ce que je pourrais qualifier de savoir ou
d'expérience traumatique ou post traumatique. Evidemment, la naissance et la
mort sont des passages obligés pour tous. Dès les premières secondes de vie, le
nourrisson doit de lui même se débrouiller pour respirer l'air extérieur et
personne ne lui dira comment faire. Il y sera probablement poussé par
l'instinct de survie; cette étape franchie, il devra se nourrir et découvrira
de lui-même les 4 saveurs de base que sont le sucré, l'acide, l'amer et le salé
avec toutes les variantes gustatives induites par l'association de ces
dernières. Le goût du chocolat, du miel, de la pomme ou de la poire ne seront
acquis qu'avec le besoin de se nourrir. Il est à noter que l'expérience du goût
et des odeurs est semble-t-il à ce point imprimée dans notre mémoire que nous
les conservons intacts jusqu'à la mort. Tout le monde connaît la fameuse
histoire de la madeleine de Proust.
En général, la vie entière est parsemée des ces connaissances
d'origine traumatique mais pas forcément traumatisantes : le jeune homme qui se
prend un râteau apprendra à ses dépends la psychologie féminine et s'il ne la
comprend pas assez vite, il s'en prendra beaucoup d'autres. La femme voyant son
compagnon courir la prétentaine comprendra que le sentiment amoureux et la
libido sont souvent dissociés chez l'homme. Il y a foison d'exemples de ce que
seul l'expérience naturelle peut nous apprendre et même étonnement la mort n'y
échappe pas. Dans les années 1950 ou 1960 Raymond Moody, docteur en
philosophie, a écrit un ouvrage intitulé "la vie après la vie" dont
le sujet portait sur les "near dead experiences". Prenant son bâton
de pèlerin il parcourut les USA pour recueillir les témoignages de personnes
ayant été déclarées mortes cérébralement mais qui finalement ont pu être
réanimées in extremis. Tous les récits retenus convergent sur un même constat :
il y aurait un au-delà. Bien entendu ces travaux ont fait l'objet de
controverses mais retenons tout de même que la mort clinique laisse des traces
de vécu.
Le savoir fait seulement son entrée dans la culture avec la
raison et le logos, c'est à dire le verbe qui est le moyen de communication par
excellence, or tout objet culturel est transmissible d'où son extraordinaire
efficacité. Donnez moi un point fixe et je soulèverai le monde déclarait
Archimède. D'une certaine manière la raison, non plus le verbe cette fois mais
le calcul, la ratio des Romains, a bel et bien été ce point d'appui du genre
humain lui ayant permis de soulever le monde, car de toutes les espèces l'homo
sapiens est le grand gagnant de l'évolution darwinienne.
Toutefois la raison n'est pas unitaire et certaines
distinctions s'imposent. Premièrement, le savoir rationnel à priori universellement
vrai s'oppose à la doxa, bien que l'un comme l'autre soient des vecteurs de
propagation d'idées et de savoirs.
Aussi, examinons plus en détail ce que sont les savoirs à
priori et la doxa ?
Si l'on faisait table rase de toutes les expériences et des
tous les acquis notre esprit serait comme le déclare René Descartes une simple
chose pensante dont nous ne pourrions douter.
A partir de cette évidence, il est possible grâce à une
méthode soigneusement menée de retrouver d'autres évidences et de fil en aiguille
de rebâtir un savoir sur des bases certaines et indubitables.
Il est apparent pour Descartes, et pour d'autres
rationalistes qui vont lui succéder, qu'il existe de toute éternité un savoir
dont il faut être en mesure de capter l'absolue évidence comme par exemple ceci
: la somme des angles d'un triangle est égale à la somme de deux angles droits
(Méditations métaphysiques). L'enseignement peut nous apprendre cette vérité
géométrique mais il ne nous permettra jamais d'en comprendre l'utilité si nous
ne nous l'approprions pas comme un fait incontestable impossible à démentir
même si nous faisions l'effort de le faire. Ainsi le savoir rationnel à priori
est donc un savoir VRAI universel qui s'impose à tous quels que soient la
culture, l'état des connaissances ou les opinions personnels.
On pourrait associer notre propos à celui de Parménide pour
qui la vérité (alèthéia) est ce qui EST et que le non être existe or, et c'est
ici qu'intervient la doxa, il y a dans la nature du savoir une ambivalence que
Platon avait déjà lui-même mit en évidence entre d'une part l'opinion trompeuse
(sans toujours de raison d'être) et d'autre part la vérité ou le savoir
philosophique qui a pleinement sa raison d'être.
Nous serions hypothétiquement en présence d'un savoir douteux
mis en balance avec un vrai savoir; une doxa, c'est-à-dire des opinions
communément admises, mise en concurrence avec une connaissance authentique. Et
comme en économie il est dit que la fausse monnaie chasse la bonne, l'ignorance
nimbée de ses certitudes creuses est une menace qui a toujours guetté les
sociétés anciennes sans épargner les nouvelles Ainsi, il ne faut pas être
grand clerc pour comprendre que la transmission du savoir authentique face à
toutes les idées reçues, face aux préjugés, à la désinformation ou même,
pourquoi pas, à la propagande relève souvent de la gageure.
Dans le vocabulaire des média on entend de plus en plus
souvent des termes comme "fake news" ou "théorie du
complot", autrement dit à l'heure des réseaux sociaux et de la mondialisation
de l'information via des canaux non officiels et des acteurs qui ne sont
nullement des professionnels du journalisme il devient de plus en plus
difficile de faire la part du vrai et du faux. Si, comme il s'est dit ici ou
là, l'homme n'était jamais allé sur la lune et que les images d'archives furent
vraiment tournées en studio, si les attentats du 11 septembre 2001 n'étaient
finalement qu'un complot de la CIA pour que les Etats Unis entrent en guerre
contre le régime de Saddam Hussein, et si de telles informations trouvent
malheureusement un public tout disposé à être grugé, alors on peut se demander
comment à l'avenir seront accueillis les manuels d'histoire au regard de cette
opinion du soupçon.
Evidemment tout débat n'est pas à proscrire car nous savons
que le savoir n'est pas simplement une chose donnée une fois pour toute par un
establishment et qu'il évolue en permanence; ce que nous considérons comme faux
aujourd'hui peut s'avérer vrai dans le futur. Il serait trop simple comme Socrate
l'exprime à Ménon de formuler une aporie déclarant soit que l'on sait, d'où
l'inutilité de la recherche ce que l'on connaît, soit on ne sait pas, d'où
l'impossibilité de rechercher ce que l'on ne connaît pas! (Menon 80 e)
Ce paradoxe est un cul de sac uniquement dans l'hypothèse où
le savoir serait purement rationnel sans la moindre trace d'empirisme. Et pour
faire court, la Maïeutique socratique n'est pas un art d'enseigner mais un
processus "d'accouchement des esprits" comme s'il s'agissait simplement
de se remémorer ce que nous savons de toute éternité. Personne alors ne
pourrait rien apprendre de personne ou rien enseigner à personne
Mais heureusement, au 18ème siècle, l'empirisme anglais à
rendu ses lettres de noblesse au sensualisme qui fut décrié depuis si longtemps
sous l'influence de Platon et Socrate. Pour une fois nos amis d'Outre
Manche n'ont pas tirer les premiers et ont renverser le rationalisme de son
pied d'estale. L'empirisme anglais postule en son essence que l'esprit est bel
et bien à l'origine une table rase et que le savoir provient de la connaissance
sensible. Selon cette doctrine, rien n'est jamais connu à priori comme chez
Socrate ou Descartes, mais au contraire tout devient connaissable à
posteriori dans le cadre d'une expérience du monde sensible.
Finalement c'est la science moderne qui mettra tout le monde
d'accord avec un système où rationalisme et empirisme peuvent cohabiter, où les
connaissances s'enrichissent, se croisent et s'échangent en permanence. Le
savoir perd toute limite et devient un infini (comme Dieu chez
Descartes), ainsi plus l'on sait de choses plus on mesure l'étendue de son
ignorance. et l'apprentissage nécessite alors que l'on fasse provisoirement
table rase de ses acquis (scepticisme rationaliste) pour les éprouver à l'aune
des observations (sensualisme empiriste) avec finalement pour objectif de ne
conserver que ce qui est vrai et vérifié expérimentalement. Quand Einstein
commença à penser la théorie de la relativité, affirme Etienne Klein, ce fut
dans un premier temps une simple expérience de l'esprit, ensuite quand elle fut
mise en équation sur papier, le physicien avec ses homologues ont procédé à la
vérification expérimentale. Si, comme le postule la relativité, la gravitation
est bel et bien une déformation de l'espace temps alors il fallait pouvoir
observer que la lumière des étoiles devait être en mesure de contourner les
corps célestes, ce qui a pu être effectivement observé au début du 20ème
siècle.
Mais quelle est la singularité d'une approche scientifique
du savoir ?
Pour Karl Popper c'est une approche hypothétique provisoire
dans la mesure où elle est réfutable par des observations nouvelles et
contraires.Tout ce qui n'est pas réfutable n'est pas scientifique.
En clair cela signifie qu'établir une loi générale à partir
d'une induction comme par exemple "tous les cygnes sont blancs"
considérant que des milliers d'observations n'on jamais permis d'en trouver un
seul animal d'une autre couleur. est une hypothèse scientifique puisqu'elle a
été réfutée par l'observation, rare certes, mais incontestable de cygnes noirs
dans la nature. Tant qu'une telle hypothèse n'est pas infirmée par les faits,
elle demeure la seule explication plausible et l'on y adhère par défaut.
Dans ce cas, la transmission du savoir est surtout le fait
d'un savoir faire, on apprend à apprendre et la culture scientifique à l'opposé
de la culture littérature ou philosophie nécessite une cohérence interne
obligeant régulièrement les chercheurs à invalider des croyances ancienne
temporairement admises pour en reformuler de nouvelles. Le corpus scientifique
se métamorphose constamment. Longtemps on a pensé que l'univers était
stationnaire mais depuis les observations du télescope Hubble on sait qu'il est
en expansion accélérée et ne semble pas ralentir sa course vers le lointain
comme le ferait une balle lancée en l'air avant de retomber au sol.
Néanmoins, si la science établit des faits réfutables tous
ses derniers ne peuvent pas être connus scientifiquement, ce sera notamment le
cas pour ce qui relève de la culture religieuse, de l'éthique, ou même de la
psychologie. L'approche de ces disciplines sera alors fondée sur un discours
rhétorique.
Dans son livre 1 chapitre 2 sur la rhétorique Aristote définit
ce procédé à peu près comme ceci : La rhétorique se définit comme ce qui est
propre à persuader un auditoire indépendamment de règles applicables à un objet
déterminé et ce en s’appuyant sur des faits multiples et divers mis en
délibération. C’est un art différent de tous les autres n’imposant aucune
croyance en son objet (comme la géométrie à l’égard des grandeurs ou la
médecine à l’égard de la santé etc.) et ne comportant pas de solution
technique. Elle est potentiellement dangereuse comme tout ce qui est bon peut
être utilisé à mauvais escient.
Il s'agit donc de persuader par la vraisemblance un
auditoire qui est dans l'ignorance ou dans le doute car la méthode scientifique
à des limites, elle ne dépasse toujours pas les frontières de la physique et
s'en trouve même largement en deçà. Les sciences dures se moquent des sciences
molles. Pour un chimiste ou un physicien la psychologie de l'homme en tant que
science c'est de la foutaise ou pas loin.
Emmanuel Kant fera lui la distinction d'une part entre les
faits scientifiques qui obéissent à la loi de causalité en tant que phénomène
(ou pour soi) c'est-à-dire en tant que connaissance de l'entendement obéissant
aux règles de la raison pure soumise à un déterminisme absolu, et d'autre part,
les faits non scientifiques et non causal en tant que noumène (ou en soi) non
connaissables mais faisant l'objet de conjectures dans une parfaite liberté
pour autant que les règles régissant ces conjectures ne se contredisent pas.
La raison kantienne est donc, pour une part, une raison pure
théorique et, pour une autre part, une raison pure pratique d'où est issu une
morale rationaliste rigoriste mieux connue sous l'exposé de la métaphysique des
mœurs. La raison pure théorique est le domaine du déterminisme et la
raison pure pratique celui de la liberté écrira-t-il en substance.
Pour ma part, je considère le criticisme kantienne comme
l'exposé le plus probant détaillant avec rigueur tout le spectre du savoir
rationnel sans rejeter les croyances dans le domaine de l'irrationnel au seul
prétexte qu'aucune preuve ne peut être fournie de bien-fondé des dogmes.
D'ailleurs si le pseudo irrationnel n'était que divagation il ne serait pas
transmissible. On n'apprend pas à devenir fou, on le devient à cause de circonstances
malheureuses. Le catéchisme, le talmud torah, ou l'école coranique enseignent
des croyances qui peuvent mener à l'intolérance et à l'impossibilité de vivre
ensemble certes, mais jamais à la folie.
En résumé, à partir d'une question apparemment simple à
laquelle on aurait pu répondre selon toute évidence par "oui, le
savoir est transmissible" et s'arrêter là, il a quand même fallu pousser
le bouchon un peu plus loin et se demander quel(s) est (sont) ce(s) savoir(s)
que l'on peut transmettre car tous ces derniers ne se communiquent
pas.
Et puisque savoir et culture sont presque des synonymes, on
comprend vite à partir de là que l'homme, en tant qu'être de nature, sait
d'instinct et apprend d'expérience commune nombre de savoirs universels intransmissibles que la culture a rationalisé depuis la nuit des temps dans un vaste mouvement de feedback théorique mais jamais pratique. On apprend souvent plus de ses échecs que de
ses maîtres. Bien entendu on peut mettre des mots sur du vécu mais
fondamentalement il est étranger à la culture. Personne n'a jamais appris à
marcher en suivant un manuel, on y a sans doute été incité ou aidé mais jamais
enseigné. Il s'agit d'un savoir inné autonome.
Pour le reste dès que l'accès au langage est possible
intervient la raison humaine et la participation à la culture qui sont en soi
les seuls vecteurs de transmission possible.
Au sein de la culture on distinguera la recherche du vrai
qui est souvent en opposition avec la doxa ou l'opinion, la maïeutique
socratique (sorte de remémoration des vérités éternelles), la méthode et
l'introspection cartésienne (à peu près du même tonneau), l'empirisme anglais qui
n'est qu'une forme de sensualisme affirmant que l'esprit est originellement
vide et doit être formaté en suivant les connaissances tirées du monde
sensible (le monde des objets).et finalement la méthode scientifique qui est un
mélange de rationalisme et d'empirisme. En outre, comme l'a découvert Emmanuel
Kant, la raison a aussi ses quartiers au-delà du monde objectif (monde
phénoménale) dans la sphère subjective des croyances, des mythes, des légendes ou de l'éthique, et comme ce monde n'a pas d'objectivité, il n'obéit à
aucune causalité et n'est donc pas connaissable tout en étant légitiment
rationnel, il est en somme un pure noumène (en-soi). Donc en dernier ressort il faut admettre
que les croyances métaphysiques ont toute leur place dans la transmission du
savoir.
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