mardi 24 septembre 2019

Kant : la métaphysique des mœurs est une philosophie morale pas une morale appliquée

De nombreux auteurs font remarquer que la morale kantienne est, à bien des égards, beaucoup trop catégorique pour avoir une quelconque utilité dans la vie pratique. Il serait même absolument irresponsable d'utiliser l'impératif catégorique comme règle de conduite car en certaines circonstances on en viendrait à commettre un meurtre si, par exemple, la règle proscrivant le mensonge ne pouvait jamais être transgressée.
Voyons cela d'après un cas d'espèce : durant la seconde guerre mondiale, la personne d'origine juive qui, pour échapper aux rafles allemandes, se fut procuré de faux papiers d'identité a, dans les territoires occupés, volontairement tromper  l'occupant Nazi. L'acte était-il immoral ?
Non bien entendu, car comme le précise Annah Arendt, le 3ème Reich était un système totalitaire basé sur le mensonge. Et l'on ne peut pas mentir aux gens du mensonge, on doit au contraire leur résister fusse même par la ruse[1]
Est-ce pour autant qu'Emmanuel Kant n'aurait pas compris le risque de fonder une morale sur le seul concept de devoir et non pas sur la distinction entre le bien et le mal ?
Cela est possible. En revanche, une chose est certaine : son ambition n'était pas de fonder une morale au sens empirique mais bien strictement au sens pure, c'est-à-dire au niveau rationnel, car dans une note des Fondements de la métaphysique des mœurs il écrit avec une clarté absolue ceci  :

On peut si l'on veut (de même que l'on distingue la mathématique pure de la mathématique appliquée, la logique pure de la logique appliquée), distinguer aussi la philosophie pure des mœurs (métaphysique) de la philosophie des mœurs appliquée (c'est-à-dire appliquée à la nature humaine) Grâce à cette dénomination, on sera tout aussitôt averti que les principe moraux ne doivent pas être fondés sur les propriétés de la nature humaine, mais qu'ils doivent exister pour eux-mêmes a priori et que c'est de tels principes que doivent pouvoir être dérivés les des règles pratiques, valables pour toute nature raisonnable, par suite aussi pour la nature humaine.
Alors si la règle (ou la maxime) proscrivant le mensonge répond bien à l'impératif catégorique "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle", cette loi universelle est un principe a priori et non pas un principe dérivé comme le préconise le philosophe à l'usage pratique en situation d'action elle aussi pratique. Et jamais nulle part Kant n'affirme qu'un principe appliqué dérivé d'un principe pur doit être aussi intangible que le premier, jamais il ne nie l'importance des circonstances de l'acte, ce n'est pas sa préoccupation. Page 82,  il lève même toutes ambiguïtés :
(...) [la morale], qui dans son application aux hommes a besoin de l'anthropologie. [c'est-à-dire de la connaissance de l'homme et de ses besoins, N.D.R.]
Elle n'est pas, sans doute au grand regret du philosophie, une morale pratique pure et ne pourrait prétendre l'être  mais c'est un fait qu'il reconnait malgré tout. 
A la manière dont Pierre Desproges affirmait que l'on peut rire de tout pour autant qu'on sache avec qui le faire on pourrait aussi dire que la vérité à tout prix est possible si l'interlocuteur est digne de confiance et est de bonne foi.
Quand votre alter ego est peu sûr voire dangereux alors la vérité ne lui est pas due, il l'utiliserait contre vous, à vos risques et périls. Il ne faut pas donner des perles aux cochons, ils les piétineraient dit-on quelque part !
Agir par devoir comme le préconise la métaphysique des mœurs, c'est agir en fonction d'une loi car cette loi est réputée bonne et ne peut être exprimée que dans des impératifs catégoriques, nullement dans des impératifs hypothétiques ( p. 100).

Un impératif catégorique est une loi hors contexte, absolue et non négociable (ou une maxime conforme à une loi excluant touts intérêts des acteurs). Si la maxime est "il est interdit de tuer" (qui est une loi universelle sans contradiction), alors la légitime défense est interdite.
Un impératif hypothétique (mêlée d'humanisme, de bon sens et où les intérêts sont pris en compte ) " exprime donc seulement que l'action est bonne en vue de quelque fin, possible ou réelle."  (p. 86). Ainsi la maxime de l'action dans le cadre d'un impératif hypothétique devient "il est interdit de tuer sauf si l'agresseur met la vie de la victime en danger et pour autant qu'il s'agisse d'une riposte de cette dernière (non d'un règlement de compte ou d'une mise à mort dissuasive ou exécutée pour l'exemple)".

Un peu plus loin (p 108) Kant précise qu'objectivement c'est la règle qui institue l'impératif mais que subjectivement  c'est par la fin qu'il se définit et, en l'occurrence, cette fin est toujours l'être raisonnable conçu comme "volonté qui institue une législation universelle" (p 109) indépendante d'intérêts quelconques.
A cet égard, Schopenhauer s'est ironiquement demandé s'il fallait inclure les anges dans la communauté des êtres raisonnables puisque son prédécesseur a tergiversé parlant tantôt de l'homme, tantôt de l'être raisonnable, l'un étant bien entendu synonyme de l'autre.
D'où une nouvelle formulation de l'impératif catégorique :
Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.
Encore une fois cette formulation n'est pas sans ambiguïté car si l'on reprend l'exemple de la légitime défense, on sait par avance qu'un des protagonistes y laissera la vie et pourtant ils sont tous les deux des êtres raisonnables. Dans un cas c'est la victime qui est sacrifiée dans l'autre l'agresseur. Si la victime ne se défend pas, elle agis comme si elle était un moyen et non une fin; à l'inverse si elle se défend jusqu'à occire elle agis comme si son agresseur était un moyen et non une fin. On est en présence d'un problème de type gordien qu'il faut trancher à l'avantage de l'un ou de l'autre parce qu'il n'a pas de solution rationnelle.

La morale fut-elle pure ne peut donc se formaliser sur des principes excluant tout intérêt et notre 21ème siècle en est un bel exemple. Si l'on accorde à l'humanité seule (à l'exclusion de toute la biosphère) le statut de fin en soi, alors cette dernière scie la branche sur laquelle elle est assise et s'auto détruit au nom de principes moraux incomplets.





[1] Dans le Misérables à la fin de la première partie Victor Hugo semble également approuver une certaine forme de ruse : «  La Sœur répondit : - non
Elle mentit [à Javert,  ndr]. Elle mentit deux fois de suite, coup sur coup, sans hésiter, rapidement, comme on se dévoue.
-          Pardon, dit Javert, et il se retira en saluant profondément.
Ô Sainte fille ! vous n’êtes plus de ce monde depuis beaucoup d’années ;vous avez rejoint dans la lumière vos sœurs les vierges et vos frères les anges ; que ce mensonge vous soit compté dans le paradis ! »

(Victor Hugo, Les Misérables, Editiond’Yves Gohin, Gallimard folio classique p. 282.)
  








    

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