Pour le commun des mortels une telle affirmation est
contre-intuitive, et nécessite forcément quelques explications ...,
explications qui sont une bonne part du fonds de commerce
de l'Education Nationale, car ce thème est un des grands classiques de la
dissertation philosophique au nombre de ceux ayant fait
transpirer des générations et des générations entières d'étudiants
plus ou moins bien inspirés.
Non seulement elle est contre intuitive mais aussi elle est contraire
à l'enseignement de l'Eglise et de toutes les
confessions issues du Judéo-Christianisme car être méchant
involontairement c’est n’avoir pas conscience de commettre un acte mauvais[1].
Or, on peut lire Chapitre 2 versets 16 et 17 de la
Genèse: « Et Yahvé Dieu fit à l'homme
ce commandement: « Tu peux manger de tous les arbres
du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du
mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu
en mangeras, tu mourras. »
Puisque Adam et Eve ont succombé à la tentation, il semble dès
lors assez logique, pour les croyants, que le genre humain s‘étant
dessiller les yeux sur la connaissance du bien et du mal,
il ne puisse plus ignorer le caractère bon ou mauvais de ses pensées
ou de ses actes.
Evidemment Socrate n'était
ni juif, ni chrétien et par conséquent cette dichotomie n'a rien de
surprenant ; pourtant la question reste
entière « pourquoi chez le philosophe grec le méchant
agit mal involontairement ? », chez lui il n'y a pas de
péché originel pour expliquer ce mystère.
Comme dans
l'histoire de l’âne de Buridan, l’homme ne peut pas ne pas choisir et rester
sur sa fin sans quoi il connaîtrait pareillement le malheureux destin du pauvre
animal. Ainsi, il agira en âme et conscience pour ce qui lui paraît le meilleur
sans que la maxime de son jugement ait une portée universelle
au risque de tomber dans le piège de ce qu’Emmanuel Kant qualifie
d’impératif hypothétique, c’est-à-dire une règle morale guidée par des
intérêts propres.
Mais à nouveau il faut souligner que Socrate n’était pas plus kantien que
chrétien, donc chez lui il n’y a jamais eu rien de ressemblant à une maxime
universelle du comportement, ou rien de comparable au péché originel.
Finalement, il faut trouver une autre explication.
Alors, on pourrait dire beaucoup
d’autres choses, mais la première qui vient
à l'esprit c'est que derrière cette sentence philosophique il
y a une doctrine, celle de Platon. Or
chez ce dernier, le méchant agit mal par ignorance du Bien
qui est un archétype ou une idée dont il ne peut
avoir connaissance car il est plongé dans l’ignorance de la vie profane,
mais en aucun cas le Bien n'est une valeur morale normative, il est bien plus
un absolu.
Autrement dit c'est par l'apprentissage et l'expérience philosophique
que l'homme prend connaissance du bien, ou plus
exactement que la partie immortelle de son
âme, malheureusement plongée dans ce
monde de ténèbres, se souvient et contemple les connaissances
divines.
Ainsi, tout qui n'est pas philosophe expérimenté ne peut
connaître le bien et reste immergé
dans un monde d'illusions (cf. l'allégorie de la
Caverne).
"C'était là,
je crois [déclare John Locke[2],
la raison pourquoi les anciens philosophes cherchaient inutilement si le
souverain bien consistait dans la richesse, ou dans les voluptés du corps, ou
dans la vertu, ou dans la contemplation. Ils auraient pu disputer avec autant
de raison s'il fallait chercher le goût le plus délicieux dans les pommes, les
prunes, ou les abricots, et se partager sur cela en différentes sectes. Car
comme les goûts agréables ne dépendent pas des choses mêmes mais de la
convenance qu'ils ont avec tel ou tel palais, en quoi il y a une grande
diversité, de même le plus grand bonheur consiste dans la jouissance des choses
qui produisent le plus grand plaisir, et dans l'absence de celles qui causent
quelque trouble et quelque douleur : choses qui sont fort différentes par
rapport à différentes personnes[3]"
Chez cet
empiriste le choix d’un moindre bien présent au profit d’un plus grand mal
futur relève non d’une ascèse mais de ce qu’il nomme des faux jugements
résultant ou bien de la connaissance sensible ou bien de la connaissance par la
réflexion.
On est très loin
de ça chez Socrate car seul le philosophe pourrait agir mal en
connaissance de cause puisqu’il était en recherche du Bien absolu or pour lui
nul doute qu’il fallut s’exercer à la vertu et à la contemplation en excluant
tous jugements provenant de la connaissance sensible. Bien ou mal agir, ce
serait en quelque sorte un privilège du savoir. Mais
puisque « nul» (pas même le philosophe) ne peut
commettre le mal volontairement cela revient à prétendre que
si nous connaissons le bien nous ne pouvons
plus agir mal. Et le bien deviendrait en quelque sorte
l'objet de notre volonté exclusivement. Nous
serions possédés par le bien.
Jung,
le disciple de Freud, évoquait déjà en son temps
une possession par les archétypes mais de son point
de vue il s'agissait plus d'un
trouble psychiatrique que de la manifestation d'une
bonne santé mentale.
D'autre part, si cette affirmation est admissible d'un
point de vue psychologique, elle ne l'est plus
sur le plan juridique, elle est même totalement déraisonnable
car cela reviendrait a
supposé que personne n'est pénalement responsable de
ses actes puisqu'il n'y aurait
pas de préméditation en connaissance de cause. Seul
resterait justiciable, d'un point de
vue civil, celui ou celle dont les actes non
intentionnels seraient passibles d'un dédommagement mais non
d'une peine.
Certes, il faut être tolérant, mais quoi qu'il en soit
l'affirmation socratique doit être regardée comme une réflexion pédagogique, de
nature à viser l'édification de soi-même. Cela ne peut être ni
une réflexion sociale encore moins politique ou juridique.
Ainsi si le bien est une référence archétypale de nature à
édifier l'homme sur cette part de son âme immortelle ayant été plongée dans le
Léthé (le fleuve de l'oubli), alors nous avons résolu notre problème éthique.
Néanmoins ni le Giorgias ni probablement aucune autre œuvre de Platon ne
disent ce qu'est le Bien et l'on reste sur sa fin sans pouvoir répondre à
l'autre question essentielle à savoir "que dois-je faire",
sous-entendu de bien ?
A peu près 2000 ans après Socrate, parmi les premiers
philosophes à tenter une réponse on trouve, comme on vient de l'écrire, John
Lock mais aussi un siècle plus tard Emmanuel Kant ; il faut dire que
l'interrogation méritait un temps de réflexion !!!
Dans les "Fondements de la métaphysique des mœurs"
il fait une déclaration surprenante : "de tout ce qui est possible de
concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui
puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est une bonne
volonté." et aussi " la volonté n'est rien d'autre qu'une raison
pratique". Cette raison pratique est par essence libre. D'où l'impératif
catégorique " agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux aussi
vouloir que cette maxime devienne un loi universelle." mais aussi
"Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne
que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et
jamais simplement comme un moyen."
Finalement personne n'a jamais pu définir ce qu'était le
bien et d'après l'exemple qui est donné ici, il s'apprécie au regard d'une
finalité : est bon ce qui convient à soi-même et à autrui mais comme la
convenance est circonstancielle et évolutive, force est de constater que le
Bien est chose relative, variant avec le temps.
On peut également conjecturer sur l'existence d'un souverain
bien, par exemple le bonheur chez Aristote, ou proposer non pas un concept
fourre-tout dont le contenu varie d'une personne à l'autre mais désigner concrètement
la vie comme bien ultime ou, au contraire, estimer que l'absence de souffrance
en tant que finalité suprême occupe cette place. Mais alors quand la maladie
occasionne des douleurs insupportables, il y a conflit de valeurs entre la
survie à tout prix - quel qu'en soit la peine pour le patient - et l'euthanasie
pour abréger le calvaire du mourant.
En ce cas, nous retombons dans l'ignorance et ne pouvant
savoir avec certitude ce qui est bon dans telle circonstance plutôt que dans
telle autre, nous pourrions afficher une certaine naïveté béate, comme celle de
Panglosse dans le Candide, pensant que tout est pour le mieux dans le meilleur
de monde.
Et non, ce serait un sophisme ! Fondamentalement il faut
apporter un regard ontologique à cette question du bien. Ce qui est est bon
nécessite une existence comme nous l'indique la Genèse "et Dieu vit que
cela était bon" car il n'y a rien de bon pour ce qui n'existe pas.
A partir de l'instant où des êtres disparaissent ou sont
atteints dans leur être, nous sommes confrontés au mal, par conséquent notre
époque exposée, nous dit-on, à une extinction massive des espèces et où la
survie de l'humanité est menacée est forcément une mauvaise période.
Ainsi il faudrait dire que le mal n'a pas d'existence et
c'est précisément en raison de son inexistence qu'il détruit, en tout ou en
partie, comme un trou noir, les êtres existants.
Pour que le bien ne disparaisse pas il faut une Providence,
une main invisible, un principe d'équilibre pourvoyant aux besoins de tous sans
que les intérêts des uns soient contraires aux intérêts des autres.
Or, la Providence appartient au monde de la Raison
universelle, chez les Stoïciens, ou au monde divin et éternel, dans la
tradition religieuse ; en revanche les intérêts ou les appétits sont liés au
corps, au monde immanent et matériel.
Si nul n'agit mal volontairement c'est donc qu'il agit sous
la contrainte. Et cette contrainte est double; dans certains cas extérieure
(exemple la menace), dans d'autres cas intérieure (exemple : les instincts
primaires, les 7 péchés capitaux, égoïsme etc.).
D'un côté, nous sommes en présence d'une volonté qui est
libre comme l'entend Kant au sujet de la volonté bonne, et d'un autre côté
d'une volonté contrainte qui perd son caractère volontaire en raison de sa
nature soumise aux lois de la biologie et de la psychologie.
En conclusion on peut donc reprendre la sentence socratique
et en suggérer une reformulation comme suit : nul n'agit mal volontairement car
la volonté est libre, bonne et divine tandis que l'action mauvaise est la
soumission à nos tendances et à l'environnement matériel ou humain.
Bien entendu agir sous la contrainte n'est pas forcément mal
agir, mais il n'en restera pas moins vrai que la volonté au sens socratique et
même kantien - par son caractère rationnel ou céleste - ne peut jamais susciter
un acte mauvais.
« En conséquence il (Platon) applique à faux ce principe, vrai en
lui-même, que la volonté suit toujours la conduite de l’intelligence, et il
déclare que le péché n’est imputable qu’à un défaut de science, et que personne
ne fait le mal en le voulant : « tout pécheur n’est qu’un ignorant ».
Théorie qui conduit, malgré Platon d’ailleurs, à ruiner le libre arbitre.[4]»
[1] Leibniz affirme « c’est aussi le sentiment de tous les anciens, de Platon, d’Aristote, de Saint Augustin, jamais la volonté n’est portée à agir que par la représentation du bien, qui prévaut aux représentations contraires. » Leibniz, « Essais de théodicée », Garnier Flammarion p129.
[2] Essai
Philosophique concernant l’entendement humain page 194 §55
[3] Pour
John Locke, la volonté est déterminée par le désir source de tension et
d’inquiétude : « d’où il parait évidemment, ce me semble, que la
volonté, ou la puissance que nous avons de nous porter à une certaine action
préférablement à toute autre, est déterminée en nous par ce que j’appelle
INQUIETUDE ; sur quoi je souhaite que chacun examine en soi-même si cela
n’est point ainsi.
Le désir accompagne toute inquiétude. Jusqu’ici je me
suis particulièrement attaché à considérer l’inquiétude qui naît du désir,
comme ce qui détermine la volonté ; parce que c’en est le principal et le
plus sensible ressort » Essai philosophique concernant l’entendement
humain p.184 et 185 §38 et 39.
N.B. Il est à remarquer que pour le philosophe anglais le
plus grand bien est soit présent, soit à venir et que le choix de différer un
plaisir présent peut permettre de jouir d'un bien futur plus souhaitable. Si
l'alcool procure une jouissance immédiate, elle sera contrebalancée par des
problèmes de santé ultérieurs. Par conséquent l'homme doit juger s'il préfère
jouir immédiatement et souffrir après suivant l'adage "un tiens vaut mieux
que deux tu l'auras" ou se priver d'un bien réel présent pour un plus
grand à venir. Le jugement que nous faisons est un calcul à court ou à long
terme et l'un n'est pas forcément préférable à l'autre. En revanche bien des
embûches peuvent venir fausser notre jugement à savoir : l'ignorance,
l'inadvertance, la paresse, la passion, l'emportement et le poids de la coutume
ou des habitudes. Les faux jugements ne permettent pas
de nous rendre compte de la douleur qui nous attend.
[4] MARITAIN
Jacques, « Eléments de philosophie I,
introduction à la philosophie », Pierre TEQUI éditeur, Paris, p.50
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