Après une série d’articles consacrés à l’individu, au sujet
et au moi, nous allons faire un petit retour en arrière, au 1er et 2ème siècle
de notre ère, à propos du franc-parler (parrhêsia).
Si Michel Foucault a tenté de montrer le rôle des exercices spirituels,
c’est-à-dire du discours vrai destiné à secourir le philosophe en cas de besoin,
comme lien entre le sujet accompli et la vérité (voir articles des 23 et 27 juillet et du 02
août 2015), il nous faut examiner maintenant à quoi dans les faits ce
franc-parler s’oppose et quelle est sa spécificité par rapport aux autres
discours.
Chez le maître il n’y a pas de franchise sans moralité
(êthos) - qui s’oppose à la flatterie - ni sans un certain art (tekhnê)- qui
s’oppose à la rhétorique.
Bien entendu, l’ennemi principal ce n’est pas la rhétorique
mais bien la flatterie. De son côté, la rhétorique sert de règle oratoire en générale ce qui n'empêche nullement de veiller à écarter
certaines de ses ruses. Donc elle reste, malgré tout, un partenaire technique du franc-parler.
Rapport de la colère avec la flatterie.
Durant la période concernée il y avait beaucoup de textes philosophiques
visant les vices intimement liés de la
flatterie et de la colère (exemples : chez Philodème, chez Sénèque ou chez
Plutarque…).
Dans ces ouvrages la colère est bien entendu étudiée sous
l’angle de l’emportement violent et incontrôlé mais aussi sous celui de la
perte de souveraineté sur soi dans l’exercice et l’abus de pouvoir sur autrui.
A cet égard, la flatterie est complémentaire à la colère
car elle trouve forcément sa place dans ce rapport d’autorité afin de se
concilier par le langage les bonnes grâces du supérieur. Mais en trompant l’autorité sur sa réelle
valeur, en gonflant ses mérites, elle utilise le mensonge et éloigne l’homme de
pouvoir du vrai souci de soi et l’empêche de se connaître vraiment. Finalement
elle rend impuissant et aveugle qui s’y laisse séduire.
Dans le quatrième livre des « Questions
naturelles » Sénèque met en garde Lucilius contre la flatterie.
Où est le danger ?
Dans l’incapacité à être seul, lorsque l’on s’aime trop (ou
pas assez), sans jamais avoir ce rapport plein de soi à soi-même ou quand on
n’a pas pris le goût de l’indépendance.
Quel est le remède ?
D’abord « l’otium », c’est-à-dire le loisir
studieux forme pratique de la culture de soi, et ensuite les
« litterae », c’est-à-dire les lettres. Ce sont les seuls moyens d’exercer sans
dérapage une charge publique conformément à une simple « procuratio »
autrement dit c’est le moyen exclusif d’exercer
le pouvoir comme un métier pratiqué dans les limites de compétences conférées
par une autorité.
La « procuratio » s’oppose à « l’imperium » (la souveraineté
absolue).
L’otium - en prévenant le narcissisme avec sa cohorte
de plaisirs faits à soi-même, mais aussi
en évitant le mépris de soi avec les sempiternels préoccupations de malheurs
qui pourraient se produire - attache
d’abord l’homme à se bien gouverner et évite les comportements présomptueux du
moi déficient qui ne s’éprouve jamais seul face à lui-même car il ne peut aucunement
établir un rapport plein et entier de soi à soi.
Sans cette pleine maîtrise de soi, l’autre, le flatteur
profite de la situation et s’engouffre dans la brèche par un discours mensonger
destiné à manipuler et à rendre dépendant le supérieur à l’égard du subordonné
ou de l’inférieur.
Par conséquent le franc-parler est le contraire de la
flatterie dans la mesure où justement il s’adresse à l’autre non pour le rendre
dépendant mais bien plutôt pour l’orienter vers l’indépendance et l’autonomie
pleine et satisfaisante, et en dernier ressort pour le sevrer du discours même
parce que l’autre se le sera approprié subjectivement comme discours vrai.
Remarque, on objectera que la flatterie n’a pas attendu l’époque hellénistique et
impériale pour être dénoncée car elle l’était déjà chez Platon ; certes
mais dans ce cas il s’agit d’une flatterie particulière amoureuse et sexuelle
qui ne s’inscrit pas dans une relation de pouvoir hiérarchique.
Aux premiers siècles de notre ère le directeur était devenu
un inférieur que l’on faisait venir auprès d’un personnage plus important afin
de lui prodiguer des conseils attendus et rémunérés, (forme très ancienne du
coaching n.d.r.) d’où la façon très particulière et inédite avec laquelle la
flatterie se signalait dans ce type de relations dominant/dominé. Et dans un
système impérial où la qualité morale du prince est une question de la plus
haute importance, qui va le former et le conseiller, qui osera lui parler
franchement et l’informer sur sa qualité humaine ? D’où également cette
importance fondamentale du franc-parler pour développer et conserver
« l’ethos » du souverain.
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