samedi 10 octobre 2015

La flatterie ennemie du souci de soi et du franc-parler

Après une série d’articles consacrés à l’individu, au sujet et au moi, nous allons faire un petit retour en arrière, au 1er et 2ème siècle de notre ère, à propos du franc-parler (parrhêsia).

Si Michel Foucault a tenté de montrer le rôle des exercices spirituels, c’est-à-dire du discours vrai destiné à secourir le philosophe en cas de besoin, comme lien entre le sujet accompli et la vérité  (voir articles des 23 et 27 juillet et du 02 août 2015), il nous faut examiner maintenant à quoi dans les faits ce franc-parler s’oppose et quelle est sa spécificité par rapport aux autres discours.

Chez le maître il n’y a pas de franchise sans moralité (êthos) - qui s’oppose à la flatterie - ni sans un certain art (tekhnê)- qui s’oppose à la rhétorique.

Bien entendu, l’ennemi principal ce n’est pas la rhétorique mais bien la flatterie. De son côté, la rhétorique sert de règle oratoire en générale ce qui n'empêche nullement de veiller à écarter certaines de ses ruses. Donc elle reste, malgré tout,  un partenaire technique du franc-parler. 

Rapport de la colère avec la flatterie.

Durant la période concernée il y avait beaucoup de textes philosophiques visant les  vices intimement liés de la flatterie et de la colère (exemples : chez Philodème, chez Sénèque ou chez Plutarque…).
Dans ces ouvrages la colère est bien entendu étudiée sous l’angle de l’emportement violent et incontrôlé mais aussi sous celui de la perte de souveraineté sur soi dans l’exercice et l’abus de pouvoir sur autrui.

A cet égard, la flatterie est complémentaire à la colère car elle trouve forcément sa place dans ce rapport d’autorité afin de se concilier par le langage les bonnes grâces du supérieur.  Mais en trompant l’autorité sur sa réelle valeur, en gonflant ses mérites, elle utilise le mensonge et éloigne l’homme de pouvoir du vrai souci de soi et l’empêche de se connaître vraiment. Finalement elle rend impuissant et aveugle qui s’y laisse séduire.
Dans le quatrième livre des « Questions naturelles » Sénèque met en garde Lucilius contre la flatterie.
 
Où est le danger ?

Dans l’incapacité à être seul, lorsque l’on s’aime trop (ou pas assez), sans jamais avoir ce rapport plein de soi à soi-même ou quand on n’a pas pris le goût de l’indépendance.

Quel est le remède ?

D’abord « l’otium », c’est-à-dire le loisir studieux forme pratique de la culture de soi, et ensuite les « litterae », c’est-à-dire les lettres.  Ce sont les seuls moyens d’exercer sans dérapage une charge publique conformément à une simple « procuratio » autrement dit  c’est le moyen exclusif d’exercer le pouvoir comme un métier pratiqué dans les limites de compétences conférées par une autorité.

La « procuratio » s’oppose à  « l’imperium » (la souveraineté absolue).

L’otium - en prévenant le narcissisme avec sa cohorte de  plaisirs faits à soi-même, mais aussi en évitant le mépris de soi avec les sempiternels préoccupations de malheurs qui pourraient se produire -  attache d’abord l’homme à se bien gouverner et évite les comportements présomptueux du moi déficient qui ne s’éprouve jamais seul face à lui-même car il ne peut aucunement établir un rapport plein et entier de soi à soi.
Sans cette pleine maîtrise de soi, l’autre, le flatteur profite de la situation et s’engouffre dans la brèche par un discours mensonger destiné à manipuler et à rendre dépendant le supérieur à l’égard du subordonné ou de l’inférieur.
Par conséquent le franc-parler est le contraire de la flatterie dans la mesure où justement il s’adresse à l’autre non pour le rendre dépendant mais bien plutôt pour l’orienter vers l’indépendance et l’autonomie pleine et satisfaisante, et en dernier ressort pour le sevrer du discours même parce que l’autre se le sera approprié subjectivement comme discours vrai.

Remarque, on objectera que la flatterie  n’a pas attendu l’époque hellénistique et impériale pour être dénoncée car elle l’était déjà chez Platon ; certes mais dans ce cas il s’agit d’une flatterie particulière amoureuse et sexuelle qui ne s’inscrit pas dans une relation de pouvoir hiérarchique.

Aux premiers siècles de notre ère le directeur était devenu un inférieur que l’on faisait venir auprès d’un personnage plus important afin de lui prodiguer des conseils attendus et rémunérés, (forme très ancienne du coaching n.d.r.) d’où la façon très particulière et inédite avec laquelle la flatterie se signalait dans ce type de relations dominant/dominé. Et dans un système impérial où la qualité morale du prince est une question de la plus haute importance, qui va le former et le conseiller, qui osera lui parler franchement et l’informer sur sa qualité humaine ? D’où également cette importance fondamentale du franc-parler pour développer et conserver « l’ethos » du souverain.  

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