lundi 16 mars 2015

Platon et la question du bonheur

Pour Platon, alias Socrate, est heureux l’être bon et vertueux  ne commettant pas d’injustice au contraire de la personne injuste qui est donc forcément malheureuse. Par extension, Il en va des hommes comme des cités, le tyran injuste et le peuple soumis à lui sont malheureux tandis que le roi dans un système monarchique représente l’idéal d’une organisation sociale heureuse[1].
Dans le Menon on trouve des affirmations relatives à la théorie de la réminiscence : la science est remémoration de tous les savoirs acquis par l’âme durant toutes ses vies antérieures; le tyran abusant de son pouvoir enclin à  l’injustice agit involontairement et par ignorance c’est-à-dire qu’il est incapable de se souvenir des connaissances acquises par son âme durant toutes ses existences antérieures. Ou encore dans le Timée on trouve des affirmations jugeant que  la vertu est science de la raison, il compare l’ignorance au même titre que la folie à une maladie de l’âme nommée déraison « La vérité c’est plutôt que le dérèglement de la luxure est une maladie de l’âme qui résulte pour la plus grande part d’une cause corporelle (…)De même, presque tout ce que l’on tient pour une impuissance à maîtriser les plaisirs et pour un sujet de honte, comme si les vicieux l’étaient volontairement, fait l’objet d’un reproche injustifié. Car personne n’est méchant de son plein gré, mais on devient méchant sous l’effet de quelque disposition maligne du corps et par suite d’une éducation mal réglée. Tout homme en effet a le vice pour ennemi et le vice lui vient malgré lui.[2] ». Si la chair produit des effets sur l’âme, c’est parce qu’elle est reliée au corps par des tendons.
 La vertu est une science éthique de la mesure du bien et du mal où il faut mettre en perspective le court et le long terme. En effet, ce que nous considérons comme agréable n’est généralement qu’un petit bien proche et immédiat par rapport à des biens qui nous paraissent petits mais qui en réalité sont de grands biens car notre calcul est faussé par l’éloignement spatial et temporel. Vue au loin une petite tour se révèle à proximité immédiate avoir de grandes dimensions. Ce sont les sens qui nous trompent, il faut corriger les déformations de la connaissance sensible. Plus encore, le philosophe doit être mathématicien pour avoir une chance de contempler les formes éternelles. Ces dernières sont la mesure ou le moule préalable à l’existence de tout être et toutes les formes sensibles sont une combinaison de terre, d’eau, d’air et de feu. Aux 4 éléments correspondraient les 4 polyèdres réguliers connus dans l’antiquité : au feu correspond le tétraèdre, à l’air l’octaèdre, à l’eau l’icosaèdre et à la terre le cube.
La bonne appréciation de la mesure permet d’éviter de tomber dans l’illusion de l’art oratoire ou de la rhétorique qui peut indistinctement mais injustement faire passer de l’être à son contraire et inversement, c’est ce à quoi s’emploie Socrate dans le Phèdre[i]« Alors, mon ami, cet art oratoire, dont fait montre celui qui ne connaît pas la vérité et qui ne traque que des opinions, paraîtra un art risible, un art qui n’est est pas un. »                                  
En opposition à cette science des exactes mesures,  à cette contemplation des réalités éternelles, le  Protagoras du Théétète, qui sera réfuté par Socrate, dira au contraire que l’homme est la mesure de toutes choses. La vérité devenant la mesure relative de ce qu’il peut percevoir concrètement sans contemplation des formes en soi.
 Donc, en bref pour l’académicien, le philosophe mais aussi l’homme heureux est  celui qui en opposition au sophiste n’essaie pas de complaire au grand public en usant de la rhétorique pour emporter l’assentiment des assemblées politiques et judiciaires, au contraire son art consiste à favoriser la réminiscence des archétypes que sont les idées platoniciennes culminant jusqu’au Bien absolu.
Mais est-ce que le bien absolu devrait transparaître dans l’expression de la vérité en toutes circonstances ? Examinons un peu cette question de plus près.
Nous ne parlerons évidemment pas de la vérité empirique dans la mesure où il faudrait lui consacrer au moins un livre entier. Entre autre, cette dernière nous fait dire que la terre est ronde et sphérique, et rien ne peut venir contre cette affirmation bien que cette assertion est sous tendue par une représentation commune, c’est-à-dire qu’aucun homme ne pourrait honnêtement constater autre chose. Pourtant l’homme n’est pas le seul être sensible et nous ne savons pas ce qu’une araignée propulsée dans un vaisseau spatial verrait de son point de vue avec 4 paires d’yeux. Il ne suffit pas de dire que notre planète est comme ça car si l’on en fait le tour nous reviendrions inévitablement à notre point de départ, mais bien au contraire il faut admettre que si elle était ronde et plate ce serait la même chose, on passerait du côté pile au côté face et rejoindrions ainsi le point initial. Indubitablement la vérité empirique est fondée  seulement sur une représentation commune en deux ou trois dimensions.
Bien sûr ce n’est pas de cette vérité là qu’il faut parler mais des  vérités judiciaire, dialectique ou conceptuelle, de la bonne foi et/ou de la conviction !
Dans l’Apologie de Socrate, le maître de Platon se présente d’abord comme une victime du mensonge, incapable de manipuler son auditoire : « Quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous, Athéniens, je l’ignore. Pour moi, en les écoutant, j’ai presque oublié qui je suis, tant leurs discours étaient persuasifs. Et cependant, je puis l’assurer, ils n’ont pas dit un seul mot de vrai. Mais ce qui m’a le plus étonné parmi tant de mensonges, c’est quand ils ont dit que vous deviez prendre garde de vous laisser tromper par moi, parce que je suis habile à parler. Qu’ils n’aient point rougi à la pensée du démenti formel que je vais à l’instant leur donner, cela m’a paru de leur part le comble de l’impudence, à moins qu’ils n’appellent habile à parler celui qui dit la vérité. Si c’est là ce qu’ils veulent dire, j’avouerai que je suis orateur, mais non à leur manière. Quoi qu’il en soit, je vous répète qu’ils n’ont rien dit ou presque rien qui soit vrai. Moi, au contraire, je ne vous dirai que l’exacte vérité[3] . » ; « (…) pourtant, soyez sûrs que je ne vous dirai que la vérité[4]. » « Or, par le chien, Athéniens, car je vous dois la vérité,(…) »[5] « Je vous ai dit la vérité, Athéniens, sans cacher ni dissimuler quoi que ce soit, important ou non. »[6] « Et maintenant moi, je vais sortir d’ici condamné à mort par vous, et eux condamnés par la vérité comme méchants et criminels,(…)[7] »
Ainsi Platon prétendant que la vérité condamne les méchants et les criminels sous-entend également la parenté de la vérité et de la volonté car nul ne peut être méchant contre sa volonté.
Pourtant, en dehors du procès de Socrate et de bien d’autres textes du même auteur la vérité n’a pas toujours été dans ses projets politiques, il y a même quelques intentions machiavéliques : « Et, pour obtenir, si possible, des enfants doués dès leur naissance du meilleur naturel, ne nous souvenons-nous pas d’avoir dit que les magistrats de l’un et de l’autre sexe doivent, pour assortir les époux, s’arranger secrètement, en les faisant tirer au sort, pour que les méchants d’un côté et les bons de l’autre soient unis à des femmes qui leur ressemblent, sans que personne leur en veuille pour cela, parce qu’on attribuera ces unions au hasard[8] ». « Je veux ensuite que ces fonctionnaires portent au bercail les enfants des citoyens d’élite et les remettent à des gouvernantes qui habiteront à part dans un quartier particulier de la ville. Pour les enfants des hommes inférieurs et pour ceux des autres qui seraient venus au monde avec quelque difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans un endroit secret et dérobé aux regards[9] ».
Ainsi nous devons comprendre que la vérité n’est même pas réservée, dans l’organisation sociale idéale, aux bons car ils ne sauront jamais comment leur union s’est réalisée. En fait elle est une prérogative du sage consacrant son temps à l’activité contemplative des archétypes, tâche à laquelle le corps et ses sensations font obstacle durant la vie. Dans le Phédon Socrate conclu de sa dialectique :
« Il suit de toutes ces considérations, poursuivit-il, que les vrais philosophes doivent penser et se dire entre eux des choses comme celles-ci : Il semble que la mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. Nous n’aurons, semble-t-il, ce que nous désirons et prétendons aimer, la sagesse, qu’après notre mort, ainsi que notre raisonnement le prouve, mais pendant notre vie, non pas[10] ».



[1] Idem sur les systèmes politiques in « La République » livre IX à partir de 576c
[2] Platon, « Timée » p. 210-211 édition GF Flammarion 5ème édition, Paris 2001
[3] Apologie de Socrate, p 29 Bibliothèque électronique du Quebec.
[4] Ibidem p 36
[5] Ibidem p 39
[6] Ibidem p 43
[7] Ibidem p 77
[8] Timée, Bibliothèque électronique du Quebec p 51
[9] République, V, 460 e
[10] Phédon p 73-74, Bibliothèque électronique du Québec.




[i] «                                                                                                                Phèdre
                        Que veux-tu dire par-là ?
                                                                                                                      Socrate
                        Si on cherche de ce côté, il me semble que les choses vont s’éclairer. Où l’illusion est-elle la plus considérable : dans les choses qui diffèrent beaucoup  ou dans celles qui diffèrent  peu ?
                                                                                                                      Phèdre
                        Dans celles qui diffèrent peu.
                                                                                                                      Socrate
                        C’est évident : si tu te déplaces petit à petit, ton mouvement dans la direction opposée passera plus facilement inaperçu que si tu te déplaçais d’un grand coup.
                                                                                                                      Phèdre
                        Sans contredit.
                                                                                                                      Socrate
                        Ainsi celui qui se propose de tromper quelqu’un d’autre, sans être lui-même dupe de cette tromperie, doit savoir exactement à quoi s’en tenir sur ce à quoi ressemblent les réalités en question et sur ce dont elles diffèrent.
                                                                                                                      Phèdre
                        C’est forcé.
                                                                                                                      Socrate
Dès lors, sera-t-il possible, si l’on ignore ce qu’est véritablement chaque chose, de reconnaître dans les autres choses, la ressemblance grande ou petite qu’entretiennent avec elles la chose qu’on ignore ?
                                                                                                                      Phèdre
                         Ce sera impossible.
                                                                                                                      Socrate
                        Donc, quand on a une opinion qui va contre la réalité  et qu’on est dupe d’une illusion, l’état en question est manifestement induit par certaines ressemblances.
                                                                                                                      Phèdre
                        Oui, c’est bien ainsi que la choses se passent.
                                                                                                                      Socrate
                        Est-il possible de posséder l’art de changer petit à petit de façon à aller chaque fois, au moyen de la ressemblance, de l’être à son contraire ou d’échapper soi-même à cet état, si l’on ignore ce qui en est de chaque réalité ?
                                                                                                                      Phèdre
Non, jamais !
                                                                                              Socrate
Alors, mon ami, cet art oratoire, dont fait montre celui qui ne connaît pas la vérité et qui ne traque que des opinions, paraîtra un art risible, un art qui n’est est pas un.

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