Pour Epicure le bonheur est
l’absence de trouble dans l’âme (ataraxie), plus précisément c’est un état de paix réalisant la plénitude
physique de l’âme et du corps ; il ne dépend pas des vertus ou plutôt il
dépend d’une seule d’entre-elles à savoir la prudence condition essentielle à
la réalisation du plaisir qui n’est pas une vertu mais un état stationnaire ou
statique réalisant la suppression de la douleur car entre plaisirs et douleurs
il n’y a pas de moyen terme : la
vie est agréable ou elle ne l’est pas. Tous les excès doivent être proscrits
car ils mènent irrémédiablement à la
souffrance, donc pour éviter ces travers il faut être sur la défensive à
l’égard des besoins insatiables du bien manger,
des plaisirs érotiques, du luxe, des
mondanités, du pouvoir social ou politique, des richesses en tout genre
etc. En cela le plaisir épicurien est différent du plaisir hédoniste que l’on
pourrait qualifier de dynamique car on y trouve une recherche de tous les
raffinements possibles au-delà de la
simple satisfaction des besoins primaires : boire, manger, se chauffer, se
rafraichir, s’habiller sobrement, se loger sans luxe, soigner ses maux
physiques et mentaux. Tendre vers d’autres besoins serait en quelque sorte
compromettre le plaisir car l’excès nous amène invariablement vers
l’insatisfaction, c’est-à-dire la souffrance.
Grosso modo on peut classer nos
besoins en fonction de 3 catégories de désirs ; d’abord ceux réputés naturels et nécessaires, puis d’autres dit
naturels mais pas nécessaires et enfin les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires.
Malgré tout la prudence ne suffit pas à éviter le malheur
car nous sommes conditionnés socialement par toutes sortes de croyances et par
des mythes en tous genres nous entrainant invariablement vers une vie très
superstitieuse et compliquée. Par
conséquent Epicure nous exhorte à
supprimer radicalement la racine des croyances par l’étude de la nature.
Etonnement, il ne nie pas l’existence des dieux naturels (et non surnaturels)
mais pour lui ils n’ont aucun lien avec
nous et ne se mêlent absolument pas des affaires célestes ou terrestres. Ils sont
incorruptibles et vivent dans un état de béatitude permanent. Au fond nous
pourrions leur ressembler si nous n’étions pas continuellement manipulés par
des démons intérieurs.
En outre, si la prudence ne
suffit pas pour atteindre le plaisir, il
propose la solution dite du
« tétrapharmacos » autrement dit le quadruple remède formulé de la
manière suivante : « le dieu n’est pas à craindre ; la mort
ne donne pas de souci ; et tandis que le bien est facile à obtenir, le mal
est facile à supporter ».
En fait, chez ce philosophe nous
comprenons facilement qu’il y a une intrication constitutive entre l’éthique
basée sur l’étude des affects du plaisir et de la douleur et une physique
sensualiste de la nature. Pourquoi ?
Eh bien parce que c’est la connaissance par l’expérience des
sens qui démythifie le faux savoir idéaliste, spéculatif ou religieux. En
dehors des sens point de salut pourrions-nous lui faire dire aujourd’hui !
Or Epicure se rendra vite compte
que les sens ne représentent pas une connaissance mais bien une expérience
pragmatique, soit autrement dit il
prendra conscience du hiatus entre la réalité des choses (les pragmatas) et la
réflexion conceptuelle seule source de connaissance intellectuelle. Ainsi pour joindre
le réel (à priori) au virtuel des pensées (à posteriori) il faudra admettre
l’existence de ce qu’il nomma des « prolepses» (préconcepts) sorte
d’équivalent à l’intuition kantienne permettant de subsumer une perception sous
un concept de l’entendement. Jean François Ballaudé estime que la physique
épicurienne repose sur la sensation, l’éthique sur le critère de l’affection et
il ajoutera la canonique comme fondée sur l’étude de notre capacité à former
ces fameux prolepses.
Concrètement nous pouvons savoir
qu’une chaise est une chaise (et pas une table) dans la mesure où nous serons
capables de reconnaitre la catégorie « chaise » dans la perception
que nous en avons au travers de caractéristiques précises (il faut quatre
pieds, un support horizontal et un dossier vertical). En quelque sorte ces
données forment « le prolepse » de la chaise à partir du moment où
elles sont perçues comme une unité faisant sens même si elles ne sont pas encore associées au concept
du savoir. Nous pouvons avoir le nom d’une chose sur le bout de la langue mais être
incapables de la nommer tout en l’ayant reconnue, et en sachant parfaitement de
quoi il s’agit.
Quand les prolepses permettent
d’identifier avec exactitude la nature d’un objet (pragmata) on pourra dire que
son sens conceptuel correspondant est univoque donc évident.
Epicure rejette une philosophie non basée sur des
évidences sensibles éclatantes et parfaitement identifiées avec des concepts
univoques.
Lorsqu’une réalité n’est pas
évidente par manque de connaissance il procédera par hypothèses mais il ne fera
jamais le glissement analogique d’une réalité évidente vers une réalité incertaine
pour justifier des dogmes. Un exemple de cette translation dogmatique douteuse
nous est fourni par René Descartes lorsqu’il utilise l’argument du Cogito pour
justifier l’existence de Dieu. Un autre exemple de la sorte nous est donné avec
Hermès Trismégiste et la Table d’Emeraudes où l’on trouve la considération
suivante : « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas »
soit dit autrement le microcosme est un reflet du macrocosme, ou encore pour
utiliser une image biblique, l’homme est fait à l’image de Dieu.
Néanmoins il y a une limite à ce
procédé. La lettre à Pythoclès[1]
envisage un certain nombre d’occurrences où les hypothèses sont concevables
pour l’étude des phénomènes perceptibles
et non expliqués à l’époque épicurienne (orage, comète, astres fixes, astres errants,
cyclone séisme etc.), or tous les phénomènes ne sont pas perceptibles s’ils
sont trop petits (infra-sensible) ou trop éloignés (extra-sensible).
Dans ce cas, il faudra procéder
par inférence c’est-à-dire par induction en remontant jusqu’aux lois générales
dont on peut supposer l’implication causale dans l’apparition des phénomènes
perceptibles. Cette méthode est une
sorte de perception intellectuelle du vrai, ainsi nous voyons que
l’enseignement des principes de la nature n’est pas un pur sensualisme stricto
sensu. D’autant moins que les affections de plaisir et de douleur nous
renseignent également sur la nature du réel. L’appréhension du monde
(l’epibolé) se réalise de manière très
complexe.
Sur le plan de la perception
intellectuelle, Epicure reprend pour une bonne part les principes de l’atomisme
démocritéen, à savoir : tout est matière ou vide. La matière n’est pas
divisible à l’infini, sa plus petite
partie insécable est l’atome présent en nombre illimité dans un tout lui aussi
illimité. Le Tout contient un nombre toujours illimité de mondes et d’objets
dont fondamentalement la caractéristique est d’être formés lors de la rencontre d’atomes voyageant dans
un espace vide condition de leur mouvement. Par ailleurs le Tout est non
seulement illimité mais il est encore éternel, il n’a jamais connu de début et
ne connaître pas de fin. Seule la rencontre (la déclinaison) des atomes dans le
vide est responsable de la formation des objets et des mondes dans le grand
Tout. Par conséquent n’importe quel objet animé ou inanimé est périssable car
il ne peut pas éviter la réorganisation des atomes dans le vide.
L’être, ne s’oppose pas au néant
dans la mesure où le vide existe comme condition du déplacement des atomes,
donc de l’apparition et de la
disparition des êtres ou des choses dans l’Univers. Ainsi l’être est identique
au Tout infini de la matière et du vide. L’influence de ce dernier, au-delà du
fait d’être la condition du mouvement, nous
est expliquée par Lucrèce le plus illustre, scrupuleux et respectueux disciple posthume d’Epicure :
« Sans
vide, rien ne peut être écrasé, broyé, coupé, fendu, rien n’absorbe plus d’eau,
ni le froid mordant, ni le feu pénétrant qui ont raison de tout, Et plus une
chose renferme de vide, plus elle se laisse ruiner ».[2]
Mais encore si toute forme doit
disparaître avec le temps, l’âme ne survit pas non plus après le décès.
Pour autant ce n’est pas du
nihilisme ; en effet si les choses continuent d’apparaître elles le font
car leur être originel est conservé par espèce et par genre sans transmigration
individuelle, c’est leur principe en puissance qui est préservé dans les
semences de la vie. Rien ne retourne au néant nous dit Lucrèce et il
ajoute :
« Inversement,
la nature dissout toutes les choses sans jamais réduire leurs principes à
néant. Car si elles étaient totalement destructibles, la mort les ravirait
brusquement à nos yeux. (…) Mais puisque les choses sont de semence éternelle,
jusqu’à l’arrivée d’une force qui les
fait éclater ou pénètre dans leurs vides et les désagrège, jamais la nature n’en
laisse paraître la fin »[3].
Problème épineux : quel
différence y-a-t-il entre le concept d’atome et celui de semence ?
Bien entendu, nous avons une
conception de l’atome tellement moderne qu’il est quasiment impensable de s’imaginer
la représentation des Anciens. Par exemple les qualités d’un corps pour l’homme
moderne représentent un certain type d’association atomique nécessaire à la
naissance du concept de molécule et enfin de matière. Le tableau périodique des
éléments nous apprend qu’ils sont en nombre défini, mais à l’époque de Lucrèce
on ignorait tout cela d’où (peut-être) l’idée que le nombre d’atomes est infini
en nombre mais pas en genre de telle sorte que la notion d’atome recoupe la
notion de semence. C’est en effet ce qui
ressort du passage suivant :
« Les
atomes sont d’une solide simplicité : ensemble serrés et compacts de parties minimales, loin d’être des composés
issus de la rencontre, ils se prévalent plutôt d’une éternelle simplicité, la
nature n’en laissant rien arracher ni soustraire, ainsi les réservant comme
semences des choses. »[4]
Donc en forçant à peine
l’expression du poète nous pourrions presque lui faire dire qu’il y a autant
d’atomes d’oiseaux qu’il n’y a d’espèces de volatils, ou que par exemple des
atomes d’un passereau on ne fera jamais naître un corvidé. Car il faut tirer
toutes les conséquences de cette doctrine matérialiste en concluant que le
principe originel de chaque chose (la semence) est forcément de nature atomique
or même si la déclinaison des plus petits corpuscules ressemble à la
composition des mots et des phrase de la langue orale ou parlée , cette
métaphore n’est pas recevable intellectuellement en ce sens où il n’existe
aucune semence de la langue en dehors de l’homme parlant ou écrivant. Par
conséquent si l’on veut éjecter du raisonnement un principe premier ordonnateur
(par exemple un dieu créateur) il faut absolument imaginer une semence
spécifique à chaque espèce et il doit logiquement y avoir autant de genre
d’atomes-semences que d’espèces ou d’objets naturels.
D’ailleurs il ne faut pas
tellement solliciter Lucrèce sur ce point:
« Sous
l’effet des chocs (le clinamen, n.d.r.) tous les atomes de tous l’univers
accourant se distribuent et rejoignent chacun leur espèce, l’eau rejoint l’eau,
de corps terrestre la terre s’accroît, de feux le feu est bombardé, de corps
éthérés l’éther, tant qu’enfin la nature créatrice achève son œuvre (…)[5]
A contrario, le poète admet qu’il existe «
des semences diversement entremêlées et commune à maintes choses »[6] , par exemple l’eau, l’air, le sang, l’os etc.
Ceci implique une conséquence inédite à savoir : il existe de micro-semences
pour les éléments de base invisibles voire même de l’âme comme de l’esprit, ce
dernier étant placé au centre du corps «D’abord
je dis qu’il (l’esprit ndr) est
extrêmement subtil et se compose des plus
minuscules atomes »[7] , (…)
c’est une triple nature, « un souffle
ténu mêlé de chaleur, chaleur transportant de l’aire à son tour »[8]
, ou de la sensibilité (fait des plus petits et lisses atomes existants, plus
fins encore que la chaleur de l’esprit), et des macro-semences pour les êtres visibles
constitués d’éléments combinés complexes. D’autant qu’il évoque des « atomes propres
au genre humain ? »[9]
. Tout indique l’équivalence entre atome et semence désignant
indifféremment des objets pleins dont les seules qualités sont la forme, le
poids et la grandeur. Toutes les autres qualités naissant de leurs structures
associatives (couleur, aspect, texture etc.)
Vous en conviendrez, si le
sensible est plus éthéré que l’esprit
cela n’a plus rien de commun avec la notion de sensibilité moderne car
alors il inclut forcément aussi des perceptions y compris intellectuelles or en
général ces dernières sont aujourd’hui pour nous de pures spéculations parfois (mais pas
toujours) vérifiables expérimentalement, et par conséquent on doit conclure à sa nature la plus
spirituelle de toutes celles connues.
Personnellement nous pensons
qu’il n’est pas possible de connaître exactement la nature des atomes et des
semences avec la doctrine épicuro-lucrécienne.
Mais si nous ne savons pas
exactement comment les choses se perpétuent, au moins Lucrèce est très affirmatif au sujet de la création
du (des) monde(s) c’est, nous dit-il l’effet du hasard ou principe de la
déclinaison des atomes chutant dans le vide.
« Car
ce n’est pas après concertation ni sagacité que les atomes se sont mis chacun à
sa place, ils n’ont pont stipulé quels seraient leurs mouvements, mais de mille
façons heurtés et projetés en foule par les chocs éternels à travers l’infini,
à force d’essayer tous les mouvements et liaisons, ils viennent enfin à des
agencements semblables à ceux qui constituent notre monde et qui se perpétuent
pendant des millénaires (…) ».[10]
Et ce hasard procède par
déclinaison de la trajectoire des atomes
précipités vers le bas dans le vide, entraînés
par leur poids :
« Dans
la chute qui les emporte, en vertu de leur poids, tout droit à travers le vide,
en un temps indécis, en des lieux indécis, les atomes devient un peu ;
juste de quoi dire que le mouvement est modifié. Sans cette déclinaison tous,
comme goutte de pluie, tomberait de haut en bas dans le vide infini. Entre eux
nulle rencontre, nul choc possible. La nature n’aurait donc jamais rien créé »[11].
Par ailleurs, dans ce monde
matériel toutes perceptions doivent correspondre à des mouvements atomiques
appelés des simulacres. Les images des choses, leurs répliques identiques aux
originaux, sont des émanations atomiques des corps captées dans le vide, à la
vitesse de la pensée, par les organes des sens. La vue percevra des images
matérielles (phantasma), l’odorat des souffles etc.
Aujourd’hui nous dirions que
c’est le système nerveux central qui perçoit les affections du plaisir et de la
douleur comme de toutes les sensations mais durant l’Antiquité les choses
n’étaient pas si évidentes ainsi même Epicure a introduit dans sa doctrine
l’existence de l’âme mais d’une âme matérielle et mortelle intimement liée aux
agrégats du corps et même en assurant l’union. Elle serait constituée des
atomes les plus fins comme un souffle mélangé à de la chaleur.
De même nous dirions que les
organes sensibles transmettent au cerveau les sensations mais c’est exactement
l’inverse avec le concept de l’âme épicurienne. Elle ne reçoit rien et transmet
des sensations aux organes, car c’est elle qui perçoit. Si elle semble avoir un
grand pouvoir elle n’est pourtant pas d’une grande solidité et doit être
protégée par le corps. Lors de la mort l’âme et le corps se dissipent
définitivement sans plus aucune d’existence post mortem.
Conclusion : l’étude de la
nature sensible, infra-sensible et extra-sensible, comme l’invitation à la
prudence nous ont conduit à la recommandation du « tétrapharmcos ».
1.
Par l’étude nous reconnaissons les dieux comme
naturels (>< surnaturels) qui n’ont pas de lien avec l’humanité, donc
pourquoi les craindre
2.
Par l’étude, la mort du corps n’est rien car
l’âme sensible est mortelle aussi ;
3.
La prudence nous permet d’acquérir facilement
les biens nécessaire au plaisir (cessation de la souffrance) ;
4.
La même prudence nous permet de supporter les
maux dus au manque ou à l’excès.
[1]
Lucrèce dans les livres V et VI de son « De rerum natura » procédera
également par hypothèse pour expliquer un certain nombre de phénomènes
naturels.
[2]
Lucrèce : « De la nature », édition bilingue GF Flamarion,
Paris 1997, p 83
[3] Ibidem p 65
[4] Ibidem p 87
[5] Ibidem p 177
[6] Ibidem p 101
[7] Ibidem p 191
[8] Ibidem p 193
[9] Ibidem p 169
[10] Ibidem p 109
[11] Ibidem p 127
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