lundi 16 mars 2015

Épicurisme et bonheur

Pour Epicure le bonheur est l’absence de trouble dans l’âme (ataraxie), plus précisément c’est  un état de paix réalisant la plénitude physique de l’âme et du corps ; il ne dépend pas des vertus ou plutôt il dépend d’une seule d’entre-elles à savoir la prudence condition essentielle à la réalisation du plaisir qui n’est pas une vertu mais un état stationnaire ou statique réalisant la suppression de la douleur car entre plaisirs et douleurs il n’y a pas de moyen terme :  la vie est agréable ou elle ne l’est pas. Tous les excès doivent être proscrits car ils mènent irrémédiablement  à la souffrance, donc pour éviter ces travers il faut être sur la défensive à l’égard des besoins insatiables du bien manger,  des plaisirs érotiques, du luxe, des  mondanités, du pouvoir social ou politique, des richesses en tout genre etc. En cela le plaisir épicurien est différent du plaisir hédoniste que l’on pourrait qualifier de dynamique car on y trouve une recherche de tous les raffinements possibles au-delà  de la simple satisfaction des besoins primaires : boire, manger, se chauffer, se rafraichir, s’habiller sobrement, se loger sans luxe, soigner ses maux physiques et mentaux. Tendre vers d’autres besoins serait en quelque sorte compromettre le plaisir car l’excès nous amène invariablement vers l’insatisfaction, c’est-à-dire la souffrance.
Grosso modo on peut classer nos besoins en fonction de 3 catégories de désirs ; d’abord ceux réputés  naturels et nécessaires, puis d’autres dit naturels mais pas nécessaires et enfin les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires.
Malgré tout  la prudence ne suffit pas à éviter le malheur car nous sommes conditionnés socialement par toutes sortes de croyances et par des mythes en tous genres nous entrainant invariablement vers une vie très superstitieuse et  compliquée. Par conséquent Epicure nous exhorte à  supprimer radicalement la racine des croyances par l’étude de la nature. Etonnement, il ne nie pas l’existence des dieux naturels (et non surnaturels) mais pour lui  ils n’ont aucun lien avec nous et ne se mêlent absolument pas des affaires célestes ou terrestres. Ils sont incorruptibles et vivent dans un état de béatitude permanent. Au fond nous pourrions leur ressembler si nous n’étions pas continuellement manipulés par des démons intérieurs.
En outre, si la prudence ne suffit pas pour atteindre le plaisir,  il propose  la solution dite du « tétrapharmacos » autrement dit le quadruple remède formulé de la manière suivante : « le dieu n’est pas à craindre ; la mort ne donne pas de souci ; et tandis que le bien est facile à obtenir, le mal est facile à supporter ».
En fait, chez ce philosophe nous comprenons facilement qu’il y a une intrication constitutive entre l’éthique basée sur l’étude des affects du plaisir et de la douleur et une physique sensualiste de la nature.  Pourquoi ?
Eh bien parce que  c’est la connaissance par l’expérience des sens qui démythifie le faux savoir idéaliste, spéculatif ou religieux. En dehors des sens point de salut pourrions-nous lui faire dire aujourd’hui !  
Or Epicure se rendra vite compte que les sens ne représentent pas une connaissance mais bien une expérience pragmatique, soit autrement dit  il prendra conscience du hiatus entre la réalité des choses (les pragmatas) et la réflexion conceptuelle seule source de connaissance intellectuelle. Ainsi pour joindre le réel (à priori) au virtuel des pensées (à posteriori) il faudra admettre l’existence de ce qu’il nomma des « prolepses» (préconcepts) sorte d’équivalent à l’intuition kantienne permettant de subsumer une perception sous un concept de l’entendement. Jean François Ballaudé estime que la physique épicurienne repose sur la sensation, l’éthique sur le critère de l’affection et il ajoutera la canonique comme fondée sur l’étude de notre capacité à former ces fameux prolepses.  
Concrètement nous pouvons savoir qu’une chaise est une chaise (et pas une table) dans la mesure où nous serons capables de reconnaitre la catégorie « chaise » dans la perception que nous en avons au travers de caractéristiques précises (il faut quatre pieds, un support horizontal et un dossier vertical). En quelque sorte ces données forment « le prolepse » de la chaise à partir du moment où elles sont perçues comme une unité faisant sens même si  elles ne sont pas encore associées au concept du savoir. Nous pouvons avoir le nom d’une chose sur le bout de la langue mais être incapables de la nommer tout en l’ayant reconnue, et en sachant parfaitement de quoi il s’agit. 
Quand les prolepses permettent d’identifier avec exactitude la nature d’un objet (pragmata) on pourra dire que son sens conceptuel correspondant est univoque donc évident.
Epicure  rejette une philosophie non basée sur des évidences sensibles éclatantes et  parfaitement identifiées avec des concepts univoques.
Lorsqu’une réalité n’est pas évidente par manque de connaissance il procédera par hypothèses mais il ne fera jamais le glissement analogique d’une réalité évidente vers une réalité incertaine pour justifier des dogmes. Un exemple de cette translation dogmatique douteuse nous est fourni par René Descartes lorsqu’il utilise l’argument du Cogito pour justifier l’existence de Dieu. Un autre exemple de la sorte nous est donné avec Hermès Trismégiste et la Table d’Emeraudes où l’on trouve la considération suivante : « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » soit dit autrement le microcosme est un reflet du macrocosme, ou encore pour utiliser une image biblique, l’homme est fait à l’image de Dieu.
Néanmoins il y a une limite à ce procédé. La lettre à Pythoclès[1] envisage un certain nombre d’occurrences où les hypothèses sont concevables pour l’étude  des phénomènes perceptibles et  non expliqués  à l’époque épicurienne  (orage, comète, astres fixes, astres errants, cyclone séisme etc.), or tous les phénomènes ne sont pas perceptibles s’ils sont trop petits (infra-sensible) ou trop éloignés (extra-sensible).
Dans ce cas, il faudra procéder par inférence c’est-à-dire par induction en remontant jusqu’aux lois générales dont on peut supposer l’implication causale dans l’apparition des phénomènes perceptibles. Cette méthode est  une sorte de perception intellectuelle du vrai, ainsi nous voyons que l’enseignement des principes de la nature n’est pas un pur sensualisme stricto sensu. D’autant moins que les affections de plaisir et de douleur nous renseignent également sur la nature du réel. L’appréhension du monde (l’epibolé)  se réalise de manière très complexe.
Sur le plan de la perception intellectuelle, Epicure reprend pour une bonne part les principes de l’atomisme démocritéen, à savoir : tout est matière ou vide. La matière n’est pas divisible à l’infini,  sa plus petite partie insécable est l’atome présent en nombre illimité dans un tout lui aussi illimité. Le Tout contient un nombre toujours illimité de mondes et d’objets dont fondamentalement la caractéristique est d’être formés  lors de la rencontre d’atomes voyageant dans un espace vide condition de leur mouvement. Par ailleurs le Tout est non seulement illimité mais il est encore éternel, il n’a jamais connu de début et ne connaître pas de fin. Seule la rencontre (la déclinaison) des atomes dans le vide est responsable de la formation des objets et des mondes dans le grand Tout. Par conséquent n’importe quel objet animé ou inanimé est périssable car il ne peut pas éviter la réorganisation des atomes dans le vide.
L’être, ne s’oppose pas au néant dans la mesure où le vide existe comme condition du déplacement des atomes, donc de l’apparition  et de la disparition des êtres ou des choses dans l’Univers. Ainsi l’être est identique au Tout infini de la matière et du vide. L’influence de ce dernier, au-delà du fait d’être la condition du mouvement,  nous est expliquée par Lucrèce le plus illustre, scrupuleux et respectueux  disciple posthume d’Epicure :
« Sans vide, rien ne peut être écrasé, broyé, coupé, fendu, rien n’absorbe plus d’eau, ni le froid mordant, ni le feu pénétrant qui ont raison de tout, Et plus une chose renferme de vide, plus elle se laisse ruiner ».[2]
Mais encore si toute forme doit disparaître avec le temps, l’âme ne survit pas non plus après le décès.
Pour autant ce n’est pas du nihilisme ; en effet si les choses continuent d’apparaître elles le font car leur être originel est conservé par espèce et par genre sans transmigration individuelle, c’est leur principe en puissance qui est préservé dans les semences de la vie. Rien ne retourne au néant nous dit Lucrèce et il ajoute :
« Inversement, la nature dissout toutes les choses sans jamais réduire leurs principes à néant. Car si elles étaient totalement destructibles, la mort les ravirait brusquement à nos yeux. (…) Mais puisque les choses sont de semence éternelle, jusqu’à l’arrivée d’une force  qui les fait éclater ou pénètre dans leurs vides et les désagrège, jamais la nature n’en laisse paraître la fin »[3].
Problème épineux : quel différence y-a-t-il entre le concept d’atome et celui de semence ? 
Bien entendu, nous avons une conception de l’atome tellement moderne qu’il est quasiment impensable de s’imaginer la représentation des Anciens. Par exemple les qualités d’un corps pour l’homme moderne représentent un certain type d’association atomique nécessaire à la naissance du concept de molécule et enfin de matière. Le tableau périodique des éléments nous apprend qu’ils sont en nombre défini, mais à l’époque de Lucrèce on ignorait tout cela d’où (peut-être) l’idée que le nombre d’atomes est infini en nombre mais pas en genre de telle sorte que la notion d’atome recoupe la notion de semence. C’est en  effet ce qui ressort du passage suivant :
« Les atomes sont d’une solide simplicité : ensemble serrés et compacts de  parties minimales, loin d’être des composés issus de la rencontre, ils se prévalent plutôt d’une éternelle simplicité, la nature n’en laissant rien arracher ni soustraire, ainsi les réservant comme semences des choses. »[4]
Donc en forçant à peine l’expression du poète nous pourrions presque lui faire dire qu’il y a autant d’atomes d’oiseaux qu’il n’y a d’espèces de volatils, ou que par exemple des atomes d’un passereau on ne fera jamais naître un corvidé. Car il faut tirer toutes les conséquences de cette doctrine matérialiste en concluant que le principe originel de chaque chose (la semence) est forcément de nature atomique or même si la déclinaison des plus petits corpuscules ressemble à la composition des mots et des phrase de la langue orale ou parlée , cette métaphore n’est pas recevable intellectuellement en ce sens où il n’existe aucune semence de la langue en dehors de l’homme parlant ou écrivant. Par conséquent si l’on veut éjecter du raisonnement un principe premier ordonnateur (par exemple un dieu créateur) il faut absolument imaginer une semence spécifique à chaque espèce et il doit logiquement y avoir autant de genre d’atomes-semences que d’espèces ou d’objets naturels.
D’ailleurs il ne faut pas tellement solliciter Lucrèce sur ce point:
« Sous l’effet des chocs (le clinamen, n.d.r.) tous les atomes de tous l’univers accourant se distribuent et rejoignent chacun leur espèce, l’eau rejoint l’eau, de corps terrestre la terre s’accroît, de feux le feu est bombardé, de corps éthérés l’éther, tant qu’enfin la nature créatrice achève son œuvre (…)[5]
A contrario,  le poète admet  qu’il existe «  des semences diversement entremêlées et commune à maintes choses »[6] , par exemple l’eau, l’air, le sang, l’os etc. Ceci implique une conséquence inédite à savoir : il existe de micro-semences pour les éléments de base invisibles voire même de l’âme comme de l’esprit, ce dernier étant placé au centre du corps «D’abord je dis  qu’il (l’esprit ndr) est extrêmement subtil et se compose des plus  minuscules atomes »[7] , (…) c’est une triple nature, « un souffle ténu mêlé de chaleur, chaleur transportant de l’aire à son tour »[8] , ou de la sensibilité (fait des plus petits et lisses atomes existants, plus fins encore que la chaleur de l’esprit),  et des macro-semences pour les êtres visibles constitués d’éléments combinés complexes. D’autant qu’il évoque des « atomes propres  au  genre humain ? »[9] . Tout indique l’équivalence entre atome et semence désignant indifféremment  des objets pleins  dont les seules qualités sont la forme, le poids et la grandeur. Toutes les autres qualités naissant de leurs structures associatives (couleur, aspect, texture etc.)
Vous en conviendrez, si le sensible est plus éthéré que l’esprit  cela n’a plus rien de commun avec la notion de sensibilité moderne car alors il inclut forcément aussi des perceptions y compris intellectuelles or en général ces dernières sont aujourd’hui pour nous  de pures spéculations parfois (mais pas toujours) vérifiables expérimentalement, et par conséquent  on doit conclure à sa nature la plus spirituelle de toutes celles connues.
Personnellement nous pensons qu’il n’est pas possible de connaître exactement la nature des atomes et des semences avec la doctrine épicuro-lucrécienne.
Mais si nous ne savons pas exactement comment les choses se perpétuent, au moins Lucrèce  est très affirmatif au sujet de la création du (des) monde(s) c’est, nous dit-il l’effet du hasard ou principe de la déclinaison des atomes chutant dans le vide. 
« Car ce n’est pas après concertation ni sagacité que les atomes se sont mis chacun à sa place, ils n’ont pont stipulé quels seraient leurs mouvements, mais de mille façons heurtés et projetés en foule par les chocs éternels à travers l’infini, à force d’essayer tous les mouvements et liaisons, ils viennent enfin à des agencements semblables à ceux qui constituent notre monde et qui se perpétuent pendant des millénaires (…) ».[10]
Et ce hasard procède par déclinaison de la  trajectoire des atomes précipités vers le bas dans le vide,  entraînés par leur poids :
« Dans la chute qui les emporte, en vertu de leur poids, tout droit à travers le vide, en un temps indécis, en des lieux indécis, les atomes devient un peu ; juste de quoi dire que le mouvement est modifié. Sans cette déclinaison tous, comme goutte de pluie, tomberait de haut en bas dans le vide infini. Entre eux nulle rencontre, nul choc possible. La nature n’aurait donc jamais rien créé »[11].
Par ailleurs, dans ce monde matériel toutes perceptions doivent correspondre à des mouvements atomiques appelés des simulacres. Les images des choses, leurs répliques identiques aux originaux, sont des émanations atomiques des corps captées dans le vide, à la vitesse de la pensée, par les organes des sens. La vue percevra des images matérielles (phantasma), l’odorat des souffles etc.   
Aujourd’hui nous dirions que c’est le système nerveux central qui perçoit les affections du plaisir et de la douleur comme de toutes les sensations mais durant l’Antiquité les choses n’étaient pas si évidentes ainsi même Epicure a introduit dans sa doctrine l’existence de l’âme mais d’une âme matérielle et mortelle intimement liée aux agrégats du corps et même en assurant l’union. Elle serait constituée des atomes les plus fins comme un souffle mélangé à de la chaleur.
De même nous dirions que les organes sensibles transmettent au cerveau les sensations mais c’est exactement l’inverse avec le concept de l’âme épicurienne. Elle ne reçoit rien et transmet des sensations aux organes, car c’est elle qui perçoit. Si elle semble avoir un grand pouvoir elle n’est pourtant pas d’une grande solidité et doit être protégée par le corps. Lors de la mort l’âme et le corps se dissipent définitivement sans plus aucune d’existence post mortem.
Conclusion : l’étude de la nature sensible, infra-sensible et extra-sensible, comme l’invitation à la prudence nous ont conduit à la recommandation du « tétrapharmcos ».
1.       Par l’étude nous reconnaissons les dieux comme naturels (>< surnaturels) qui n’ont pas de lien avec l’humanité, donc pourquoi les craindre
2.       Par l’étude, la mort du corps n’est rien car l’âme sensible est mortelle aussi ;
3.       La prudence nous permet d’acquérir facilement les biens nécessaire au plaisir (cessation de la souffrance) ;
4.       La même prudence nous permet de supporter les maux  dus au  manque ou à l’excès.



[1] Lucrèce dans les livres V et VI de son « De rerum natura » procédera également par hypothèse pour expliquer un certain nombre de phénomènes naturels.
[2] Lucrèce : « De la nature », édition bilingue GF Flamarion, Paris 1997, p 83
[3] Ibidem p 65
[4] Ibidem p 87
[5] Ibidem p 177
[6] Ibidem p 101
[7] Ibidem p 191
[8] Ibidem p 193
[9] Ibidem p 169
[10] Ibidem p 109
[11] Ibidem p 127

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