vendredi 19 août 2022

LA PHENOMENOLOGIE CHEZ MICHEL HENRY

 

A)   Introduction

 

Michel Henry philosophe français contemporain a produit une œuvre que lui-même et les spécialistes qualifient de phénoménologie de la vie.

La phénoménologie tout court c’est la science du phénomène dont on trouve les bases théoriques chez Edmond Husserl et qui a été par la suite très largement étudiée puis exploitée notamment par des auteurs comme Merleau-Ponty, Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre ou encore Emmanuel Levinas.

Le phénomène en philosophie c’est la représentation mentale (transcendentale ou subjective) du monde objectif.

En langage kantien le phénomène est l’analogon intérieur du noumène extérieur c’est-à-dire du monde des objets. Autrement dit le phénomène c’est la représentation subjective du monde objectif.

Mais alors dans l’œuvre de Michel Henry se pose  la question de savoir comment peut-il y avoir une phénoménologie de la vie autrement que par la biologie puisque la vie est biologique? Dans cette hypothèse ne devrait-on pas plutôt parler d’une phénoménologie de la biologie ?

Pour y voir plus clair nous aurons besoin de rappeler les bases de la phénoménologie classique puis nous devrons tenter de définir ce qu’est spécifiquement la phénoménologie de la vie.

 

B)   Principes de la phénoménologie husserlienne.

 

Elle se caractérise par l’intentionnalité de la conscience. Autrement dit la conscience n’est jamais conscience de rien mais toujours conscience de quelque chose.

« Le mot ‘intentionnalité’ ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. »[1]

Concrètement être conscient implique la conscience du monde objectif voire du monde subjectif qui dans le cas d’espèce est un retour sur soi-même.

Ainsi nous sommes conscients d’un arbre, d’une maison ou de quoi que ce soit d’autre qui s’offre à nos cinq sens (vue, ouïe, goût, odorat, toucher), comme en parallèle nous pouvons être conscient d’une idée ou d’un sentiment par un effort ou un effet d’introspection. Mais jamais, au grand jamais, la conscience ne peut fonctionner à vide, la conscience de rien c’est l’évanouissement ou la mort. 

Dans l’étude phénoménologique, l’intentionnalité va être analysée pour elle-même en-dehors de l’objet qu’elle vise. Le monde objectif est mis entre parenthèse. Et pour ce faire il faut procéder, comme le faisait les Sceptiques de l’antiquité, à une suspension du jugement, l’épochè, c’est-à-dire la mise entre parenthèse de l’objet en tant que noumène, la mise en suspens de la thèse naturelle du monde - non que le monde n’existe pas - mais il n’est tout simplement pas étudié et c’est d’un point de vue terminologique ce qui se définit comme étant la réduction phénoménologique. La phénoménologie n’est donc pas une science du monde mais une science de l’apparence du monde.

Le but de Husserl a été, comme chez René Descartes, de fonder la connaissance sur des intuitions certaines c’est-à-dire des évidences absolues indiscutables. 

Dans le vocabulaire de Husserl on va donc séparer la noèse du noème. « Donc, en effectuant la réduction phénoménologique dans toute sa rigueur, nous gardons à titre noétique le champ libre et illimité de la vie pure de la conscience, et, du côté de son corrélatif noématique, le monde-phénomène, en tant que son objet intentionnel.»[2]

Le monde est dans le noème tandis que l’acte de penser est dans l’ego cogito, dans le penser de la noèse.

« Pour Husserl, la noèse fait référence spécifiquement à l’activité de la conscience (…) l’objet de l’acte cognitif( c’est-à-dire le perçu, l’imaginé ou le désiré) correspond au noème corrélatif à la noèse. »[3]

La condition pour qu’il y ait phénoménologie valable pour tous et non valable pour tel ou tel conscience particulière est ce que Husserl appelle l’intersubjectivité[4].

 

Mais l’ego cartésien c’est aussi le moi empirique qui n’est pas l’ego hic et nunc : le voir maintenant, le sentir maintenant, le touché maintenant, il n’est ni une pensée, ni une émotion actuelle etc. l’ego cogito c’est la res cogitans autrement dit il est encore un objet constitué c’est-à-dire qu’il n’est pas un penser de l’instant mais qu’il est un penser en général préconstitué par une histoire personnelle plus ou moins ancienne. L’ego cogito cartésien du point de vue husserlien n’est donc pas assez radical, pas assez en situation.

La réduction phénoménologique aboutit alors à chercher le sens de la pensée qui n’est pas dans le monde mais avant le monde, autrement dit  c’est trouver le sens tel qu’il apparaît à l’esprit.

Petite illustration technologique simplement démonstrative en dehors des objections qu’elle pourrait susciter : si nous prenons une caméra pour filmer une scène familiale ou autre, ce que nous captons c’est le monde en 3 dimensions tel que nous pensons qu’il est réellement. Mais une fois que nous rejouons la scène filmée sur un écran le monde que nous voyons n’apparaît plus en 3 dimensions mais sur un écran plat en 2 dimensions qui recrée l’illusion d’une perspective. D’un point de vue technologique on ne parlera plus de réalité mais d’apparence, non plus d’image mais de pixels etc.

De même, notre encéphale procède aussi comme une caméra munie de surcroît d’un objectif focal, de capteurs de son, de goût, d’odorat et de toucher voire d’un générateur d’émotion et de pensées.

Ce qui passe par tous les nerfs ce ne sont pas des images, des goûts, des sons ou du toucher ; non ce qui passe vraiment par le système nerveux c’est un influx de nature électrochimique qui n’est pas le monde mais qui crée en nous son illusion ; soit le phénomène du monde ou sa représentation.

Ce hiatus électrochimique bien qu’inconnu de Kant  fît dire à ce dernier que le noumène est inconnaissable et inatteignable.

En revanche chez Hegel la prétention à ce que le phénomène et le noumène soient de simples opposés engagés dans un processus dialectique lui faisait prétendre que la vérité c’est le Tout.

Pour autant, d’un point de vue phénoménologique stricto sensu, nous devons nous abstraire du monde pour en analyser les constituants transcendentaux et ne pas les mêler aux constituants du monde.

 

    C)   Phénoménologie de la vie

 

Donc la phénoménologie est une étude transcendentale de l’intentionnalité de la conscience et quand cette intentionnalité porte sur la vie en général nous devons nous demander qu’elle est-elle d’un point de vie subjectif ?

Mais avant d’élucider ce problème asseyons  de voir brièvement ce qu’elle est d’un point de vue objectif !

c.1 la biologie

La vie a toujours été un mystère et ce, jusqu’en 1953 où une paire de chercheurs américains (Watson et Crick) font la découverte du noyau de la cellule vivante qui contient les chromosomes disposés dans le noyau cellulaire sous forme de structures spiralées. Ces chromosomes sont constitués de bases azotées, les nucléotides, que l’on désigne par l’acronyme ADN. La structure de l’ADN est structurée à partir de quatre nucléotides que l’on symbolise chacune par une lettre majuscule A (l’adénine), C (cytosine), T (thymine), G (guanine). Et chaque paire d’association d’ACTG combinée forme la série des gènes qui dans le chromosome déterminent les caractères physiques apparents. Autrement dit, c’est le génotype qui détermine le phénotype.

Voilà dans les très grandes lignes décrite l’infrastructure de la vie qui nous permet de comprendre comment elle fonctionne et comment elle se reproduit par la mitose et la méiose que l’on retrouve dans le processus de renouvellement cellulaire, et dans la reproduction non sexuée ou bien dans la procréation sexuée lorsque les gamètes mâle et femelle vont fusionner pour produire un être nouveau.

Cette description ne dit pourtant pas comment la vie est apparue sur terre car à partir de cellules mortes aucun laboratoire n’est capable d’insuffler la vie à une structure ADN. Certes on peut utiliser ou manipuler les gènes et (pourquoi pas) réintroduire les gènes du mammouth dans un ovule d’éléphante mais ce n’est pas la transplantation chromosomique qui donne la vie mais bien l’instillation dans un ovule vivant au cœur d’un corps animal vivant qui produit cette émergence vitale.

Il existe bien des hypothèses telles que celle de Miller-Uray qui tendent à accréditer que les conditions extrêmes de la terre à son origine auraient favorisé la création d’éléments organiques à partir d’éléments inorganiques.

Cette expérience ne répond toutefois pas  à la question de savoir comment peut-on passer de l’organique à la vie, cela reste un mystère ! 

De même on pourrait penser qu’un grain de blé est juste une association de structures organiques qu’on plante en terre et qui pousse mais il y a des graines vivantes et des graines mortes (périmée). Les unes pousseront et les autres pas et aucun agronome ne peut ressusciter une graine périmée. Donc la chimie organique ne permet pas de savoir d’où vient la vie.

Etrangement la vie ressemble à une flamme qui se transmet tout en se propageant de proche en proche mais au-delà de ça, de cette image que nous comprenons tous, aucune explication ne permet de savoir qui a allumé la (ou les) première(s) mèche(s).     

c.2 la vie d’un point de vue subjectif

Ce qu’il faut retenir de la biologie est que la vie est un mystère. Non seulement elle est un mystère mais la première expérience que nous faisons de la vie est de se trouvé vivant sans savoir pourquoi. Personne n’a demandé à être-là. Nous sommes en quelque sorte jetés au monde par nos parents.

Notre existence propage la vie bien malgré soi. Mais plus encore :

 « la vie considérée dans sa réalité phénoménologique, c’est tout simplement la faculté et le pouvoir subjectif de sentir des sensations, de petits plaisirs ou de grandes peines, d’éprouver des désirs ou des sentiments, de mouvoir notre corps de l’intérieur en exerçant un effort subjectif, ou même de penser. Toutes ces facultés possèdent la caractéristique fondamentale d’apparaître et de se manifester en elles-mêmes, sans écart ni distance, nous ne les percevons pas à l’extérieur  de notre être ou devant notre regard, mais en nous : nous coïncidons avec chacun de ces pouvoirs. La vie est en elle-même un pouvoir de manifestation et de révélation, et ce qu’elle manifeste c’est elle-même, dans son auto révélation pathétique. Un pouvoir de révélation qui est à l’œuvre  en nous en permanence et que nous oublions constamment. »[5]         

Dit autrement, la vie c’est le phénomène originel caché qui n’a pas d’autre cause qu’elle-même. Au fond c’est la « causa sui » de la philosophie Aristotélicienne, le principe métaphysique par excellence mais qui ne se manifeste que par l’immanence et rien que l’immanence de sa révélation ininterrompue. Tellement immanent qu’aucune mise à distance objective n’est possible, la vie elle est sentie et elle est pathos, elle adhère au corps au point de se confondre avec lui et quand nous étudions la vie à travers ses manifestations corporelles, ce sont les corps que nous étudions, pas la vie en soi. C’est  par analogie le Dieu caché de Pascal.

 

D)   Conclusion  

 

Voici le moment de répondre à notre interrogation : comment peut-il y avoir une phénoménologie de la vie autrement que par la biologie puisque la vie est biologique? Ne devrait-on pas plutôt parler d’une phénoménologie de la biologie ?

Comme nous l’avons montré la phénoménologie au sens husserlien se définit par l’intentionnalité c’est-à-dire par la faculté que la conscience a de viser un objet du monde extérieur ou intérieur.

L’intentionnalité étant une mise à distance, un regard sur quelque chose, il s’ensuit dans la réduction phénoménologique classique qu’on étudie le phénomène produit par l’intentionnalité mais il existe une et une seule réalité qui résiste à toute intentionnalité puisqu’elle précède même la conscience : c’est la vie ou la Vie avec une majuscule.

En effet, ce n’est pas la conscience qui produit la vie mais l’inverse, la vie qui produit la conscience donc une phénoménologie de la vie devrait à priori être impossible, ce qui n’est évidemment pas le cas puisque la vie produit non seulement la conscience mais également tous les phénomènes que la conscience est en mesure d’accueillir (plaisirs, peines, désirs etc.) ; c’est donc par la bande (comme on dit chez les joueurs de billard ou de snooker) que l’on atteint les phénomènes vitaux qui ne sont que la manifestation toujours immanente du grand principe de la vie (Vie). Comme l’œil qui est incapable de se voir par lui-même et à qui il faut un miroir, la phénoménologie de la vie se doit être d’abord un aperçu de toutes les manifestations reflets de la vie d’où l’on peut déduire finalement une vérité qui n’est pas une vérité scientifique (= correspondance entre la pensée de l’objet et l’objet) mais une vérité qui est antérieure à toutes objectivité à toutes mises à distance. Cette voie ouvre très largement le chemin vers la mystique chrétienne.    

 

 

 BIBLIOGRAPHIE

 

Livres

1.   HUSSERL Edmond, « méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie », traduit de l’allemand par Mlle Gabrielle Peiffer et M. Emmanuel Levinas, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris 1966 ;

2.   MENDOZA-CANALES Ricardo, « Husserl, pour connaître le monde, il faut le mettre entre parenthèses », Edition RBA 2016 ;

3.   SZILASI, Wilhelm, « introduction à la phénoménologie de Husserl », Paris Vrin, 2011 ;

4.   TOMES Arnaud, « le sujet », collection Champs philosophiques, éditions Ellipses, 2005

 

Cours

 

1.   VAN AERT MICHEL, « Michel Henry » cours Domuni Universitas



[1] HUSSERL Edmond, « méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie », traduit de l’allemand par Mlle Gabrielle Peiffer et M. Emmanuel Levinas, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris 1966, p 38

 

[2] HUSSERL Edmond, « méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie », traduit de l’allemand par Mlle Gabrielle Peiffer et M. Emmanuel Levinas, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris 1966, p 31.

[3] MENDOZA-CANALES Ricardo, « Husserl, pour connaître le monde, il faut le mettre entre parenthèses », Edition RBA 2016, page78

[4] Voir à cet égard TOMES Arnaud, « le sujet », collection Champs philosophiques, éditions Ellipses, 2005, p 164

[5] VAN AERT MICHEL, « Michel Henry » cours Domuni Universitas, étape 2, page 3 et 4


Glossaire

1. Phénoménologie :

  • Science de l'apparence, de l'expérience subjective des phénomènes. Fondée par Edmund Husserl, elle se concentre sur la manière dont les phénomènes apparaissent à la conscience plutôt que sur les objets en soi.

2. Phénoménologie de la vie :

  • Concept développé par Michel Henry, où la vie est considérée comme un phénomène à étudier, non pas du point de vue biologique mais comme expérience subjective d’être vivant, de sentir et d’éprouver. La vie est perçue comme une manifestation immanente et auto-révélatrice.

3. Intentionnalité :

  • Principe selon lequel la conscience est toujours « conscience de quelque chose ». Elle est donc orientée vers un objet, qu’il soit réel ou imaginaire, extérieur ou intérieur.

4. Réduction phénoménologique (Épochè) :

  • Méthode husserlienne consistant à suspendre le jugement sur le monde extérieur pour analyser purement l'expérience subjective des phénomènes. Cela permet de se concentrer sur la manière dont les objets apparaissent à la conscience, indépendamment de leur existence réelle.

5. Noèse et Noème :

  • Concepts husserliens définissant deux pôles dans l’acte de conscience :
    • Noèse : L'acte de penser ou d'appréhender réalisé par le sujet (l'ego cogito).
    • Noème : L’objet ou le contenu visé dans cet acte de pensée, l'apparence du monde dans la conscience.

6. Intersubjectivité :

  • Concept désignant la validité universelle de l’expérience phénoménologique. Elle permet de comprendre comment des expériences vécues subjectivement peuvent être partagées entre individus, contribuant ainsi à une compréhension commune de la réalité.

7. Noumène :

  • Dans le vocabulaire kantien, la réalité en soi, indépendante de la perception humaine. Selon Kant, le noumène est inaccessible directement, car l’humain ne perçoit que des phénomènes, c’est-à-dire des représentations mentales du monde.

8. Transcendance et Immanence :

  • Transcendance : Réalité ou concept qui se situe au-delà de la conscience et qui lui est extérieur.
  • Immanence : Ce qui est ressenti ou perçu comme étant entièrement intérieur, coïncidant directement avec l’expérience vécue, sans distance. Dans la phénoménologie de la vie, la vie est une immanence absolue.

9. Mystère de la Vie (Biologie et Phénoménologie) :

  • En biologie, la vie est étudiée par la structure moléculaire et les processus vitaux. Cependant, la phénoménologie de la vie met en lumière le mystère de l’origine de la vie et de l’expérience subjective de vivre, que la biologie ne peut totalement expliquer.

10. Causa Sui :

  • Principe aristotélicien désignant une cause qui est sa propre origine. Dans la phénoménologie de la vie, la vie est vue comme « causa sui », se manifestant et se révélant elle-même sans cause extérieure.

11. Dialectique (Hegel) :

  • Pour Hegel, la dialectique est un processus où le phénomène et le noumène sont en opposition, menant à la synthèse du Tout. Contrairement à Husserl, Hegel voit la vérité dans l'intégralité de cette opposition.

12. Vérité dans la Phénoménologie de la Vie :

  • Contrairement à la vérité scientifique (correspondance entre pensée et objet), la vérité phénoménologique de la vie est antérieure à toute objectivité. Elle est une expérience directe, auto-révélatrice, de l’existence vivante.

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